Je croyais avoir enfin acquis une (relative) respectabilité aux
Etats-Unis. Mais comme je me préparais à partir en weekend à Oxford
(et pourquoi pas ? c'est très joli, Oxford, et le Guide du Routard
Galactique passait ce jour-là sur le vol CO8238), voilà que se
rappellent à moi Cingular et Citibank, les deux méchantes soeurs de
Cendrillon (in English: Cinderella, c'est une allitération).
Cingular, qui mangea jadis ATT Wireless, m'avait sans barguigner (sans
dépôt de garantie donc, merci T-Mobile) accordé un abonnement que
j'avais immédiatement résilié, incompatibilité Treo-Cingular
aidant. Du moins le croyais-je, et je coulais des jours heureux
jusqu'à ce que Cingular me menace de me signaler conme mauvais payeur
aux agences de notation de crédit, qui ont pour tâche principale
semble-t-il de préserver d'individus douteux de mon genre les fragiles
start-ups comme Cingular.
Frémissant d'inquiétude, je me précipite sur mon téléphone et après
avoir pressé le 9, le 3, tapé mon numéro de portable et pressé le 4
puis le 3, je tombe sur un opérateur humain---enfin, à moitié, qu'on
en juge. Après m'avoir redemandé mon numéro de portable (qui a dû
s'égarer en chemin, ne me demandez pas comment), il m'explique que
Cingular ne traite avec ses clients qu'à travers ses franchisés, dont
il se désolidarise d'ailleurs entièrement---si si, c'est légal, me
dit-on (France Telecom fait d'ailleurs ce genre de choses très bien en
France, c'est un aparté). Je demande un superviseur auquel j'explique
que le franchisé, vous le savez si vous avez suivi les précédents
épisodes, est "a fool or a knave''---a tip: si vous passez
devant le 2768 Broadway, changez de trottoir. Peu importe, me dit-on :
il est mon seul recours. Pour abréger : je vais chez lui, je crie et
tempête (il y a perdu deux clients, je suis fier de ma contribution au
bien public) et j'obtiens de haute lutte qu'il appelle Cingular et
annule (sans frais) mon abonnement.
Emporté par mon élan, je demande une confirmation écrite. "Ah,
tiens ? Ce n'est pas dans nos procédures. Non non, pas de fax, nous
n'avons pas ca chez Cingular ; pas d'accès a l'email non plus, désolé,
ni d'ailleurs de papier à lettres et d'enveloppes"---pas de traces,
c'est effectivement plus prudent. Résultat : tout ce que j'ai est une
promesse verbale, pieusement préservée sur ma boîte vocale, que ma
prochaine facture réglera tout.
Pour me détendre (?), je me rends chez Citibank pour transférer des
sous de mon compte de Citibank Chicago sur mon compte Citibank New
York. Suis-je bête ! J'avais oublié que plusieurs galaxies séparent
ces deux filiales. Point ne suffit, donc, de montrer deux titres
d'identité (un peu douteux, juste un passeport francais en règle, mais
j'admets que mon permis de conduire (Illinois) fait un peu douteux)
après avoir dûment exhibé mes deux cartes de débit et rentré les mots
de passe correspondants. Nous sommes en face des grilles de Columbia
; mais ma carte de professeur déclenche un conciliabule : "I don't see
him on the list, do you?"---je n'ose même pas demander quelle
liste... lorsque je demande en revanche pourquoi cela prend aussi
longtemps, un doigt accusateur se pointe vers moi : "we are
protecting your money, sir!"
Ah, la protection du consommateur ! Le refrain angélique de tous les
heureux possesseurs de rentes (excusez le jargon : ceux qui
parviennent à obtenir un revenu au-delà de ce que le jeu d'un marché
concurrentiel leur procurerait). Quand les syndicats de la Ratp
défendaient une préférence à l'embauche pour les enfants de salariés,
c'était pour protéger le consommateur : le fils hérite les gènes
favorables du père. Si des entreprises passent un accord sur les prix,
c'est bien sûr qu'"une concurrence sauvage ne procurerait aux
consommateurs qu'un gain illusoire, mais des inconvénients sérieux à
long terme". (Ce qu'il y a de pratique avec les effets à long terme,
c'est qu'ils sont pratiquement impossibles à mesurer directement :
trop de choses interviennent entre temps). Quand Citibank prend tant
de précautions, ce n'est pas en fonction d'un arbitrage entre le coût
de mon temps (celui de mon interlocutrice ne compte pas vraiment :
elle ne rend que des services qui ne rapportent rien à Citibank) et la
crainte que j'ai d'être escroqué, mais bien en fonction de la peur
qu'elle a que je la poursuive en cas d'erreur. C'est un problème assez
semblable à celui qui hante toutes les administrations : la valeur du
temps de l'administré est sous-estimée, et la crainte que
l'administration débourse trop prédomine. C'est ainsi que les
procédures de remboursement des déplacements professionnels des fonctionnaires, par
exemple, n'ont fait que se compliquer, tout au moins jusqu'à ce que la
fin des billets-papier les rende tout à fait inapplicables.