A Columbia, le Département d'Economie est logé dans le bâtiment de la School of International Public Affairs. Tout naturellement, de nombreux dirigeants étrangers viennent s'y exprimer (Hugo Chavez s'est
désisté à la dernière minute, il est vrai que Pat Robertson venait de suggérer que le gouvernement américain l'assassine...) ; et les événements à l'étranger sont discutés dans des tables rondes
improvisées. J'y ai participé pour la première fois hier ; malheureusement, le sujet ne pouvait être que les violences urbaines en France. Tout le monde en parle ici ; j'ai aussi été interrogé par une journaliste de Newsweek sur la question.
A la grande déception des organisateurs, je ne parviens pas à "penser positif" sur cette question. Certains pensent que devant cette nouvelle preuve de la faillite du modèle social francais, un sursaut
va se dessiner ; pour l'instant, les signes précurseurs sont bien rares. Il semble que les hommes politiques (de droite comme de gauche) s'inquiètent surtout de la tactique optimale pour faire porter le
chapeau à leurs rivaux.
J'ai tout de même appris des choses très intéressantes dans mes échanges avec Sudhir Venkatesh. Sudhir enseigne la sociologie à Columbia, mais c'est aussi un sociologue de terrain, un vrai de vrai :
il s'est d'abord fait connaître par ses travaux sur les gangs de dealers de crack à Chicago (exploités notamment, pour l'aspect économique, avec Steve Levitt---voir le chapitre 3 de Freakonomics). Sa première incursion dans un project housing à Chicago lui a vallu 24 heures d'attente inquiète dans une cage d'escalier avant que les leaders locaux du gang décident de ne pas l'exécuter... Sudhir a également passé un an dans des quartiers sensibles (pour reprendre l'euphémisme officiel) en France et en connait donc très bien la situation.
Sudhir insiste sur certaines différences entre les Etats-Unis et la France, comme sur certaines similarités. Au chapitre des différences, la violence entre les jeunes et la police n'est pas arrivée au même degré en France, notamment parce que les participants sont plus jeunes (souvent des adolescents, plutôt que de jeunes hommes comme aux Etats-Unis), et moins bien armés. De même, et malgré les titres de la presse ici sur "les misérables", les project housings américains sont
souvent à un niveau de pauvreté et d'abandon bien pire que les quartiers sensibles francais.
Au chapitre des similarités, Sudhir relève le rôle des "local brokers" : des intermédiaires entre la police et la communauté, parfois semi-institutionnels comme les animateurs de quartier ou les "grands
frères", parfois beaucoup plus informels. Dans cette dernière catégorie, on peut trouver aussi bien des chefs de clans, des anciens, des mères de famille (c'est souvent le cas chez les Noirs américains
pauvres), ou même des délinquants pas trop dangereux. Faveur contre faveur : ces intermédiaires maintiennent un semblant d'ordre, et la police ferme les yeux sur certaines de leurs activités et/ou leur
accorde des traitements favorables pour, par exemple en France, l'obtention de papiers---ce qui renforce naturellement leur pouvoir.
Comme beaucoup de francais dans le public, je n'avais jamais entendu parler du rôle de ces brokers en France ; mais je doute que Sudhir les ait inventés. Il paraît effectivement logique que devant le semi-échec de la police de proximité (largement rejetée par les policiers comme on le sait), il ait fallu trouver un substitut. Il y a là un danger évident : voir les dérives corses, ou la Mafia en Sicile, quand les
brokers commencent à s'organiser en réseau et deviennent incontrôlables. D'après les contacts de Sudhir, la police francaise aurait rompu ses liens avec ces intermédiaires dès le début des
émeutes ; si c'était vrai, il faudrait en conclure que le gouvernement, ou au moins le Ministre de l'Intérieur, a délibérément choisi la carte de l'affrontement. Ce serait évidemment extrêmement
grave.