Je rouvre ce blog avec deux amendements :
- Je proclame résolument son caractère épisodique, parfaitement incompatible avec un rythme régulier de publication. Plutôt que de réagir au jour le jour à l'actualité, je préfère mettre en ligne un texte raisonnablement réfléchi et documenté quand j'en aurai l'occasion. Je me permets donc de vous suggérer de vous abonner à un feed---ce sera moins frustrant que de rendre visite à ce site régulièrement (on m'a déjà signalé plusieurs cas de privation aiguë).
- Après avoir pesé le pour et le contre, j'ai décidé d'interdire les commentaires sur ce blog. Dans mon expérience, ils ouvrent souvent des débats peu productifs où je me laisse entraîner malgré mon caractère notoirement placide. On me suggère aussi souvent de nouveaux sujets de billets que je promets de traiter, ce que je ne fais que rarement. En supprimant le commentaire,je supprime la frustration et renforce donc le point 1. Avouez que tout ceci est bien pensé...
Partibus factis, verba fecit Bernardus. Ce qui me motive aujourd'hui est l'ouverture de la distribution d'électricité et de gaz aux particuliers le 1er juillet, qui se transforme en une espèce de pantalonnade semi-organisée. Le côté pantalonnade a un premier aspect, évident : le nombre d'abonnés qui quitteront le tarif réglementé d'EdF ne dépassera sans doute pas le millier au 1er juillet. Il y en a d'autres, sur lesquels je reviendrai. Pourquoi "organisée ?" Tout simplement parce qu'après avoir traîné les pieds pendant des années sur la mise en oeuvre d'une dérèglementation dont ils avaient accepté le principe il y a bien longtemps, les gouvernements français successifs l'ont gaiement sabotée. Et "semi", parce qu'ils y ont été aidé par la divine surprise de l'envolée des prix des énergies fossiles, qui a rendu l'offre (nucléaire) d'EdF à peu près imbattable. Tôt dans ce processus, les associations de consommateurs (jamais de grands soutiens de la concurrence en France, l'avez-vous remarqué ?) ont invité les consommateurs à rester au tarif réglementé.
Imbattable, disais-je, parce qu'EdF garde le monopole de la production d'énergie nucléaire sur le territoire français. On aurait pu allouer une partie de ses capacités de production à des concurrents, qui auraient constitué une alternative crédible ; mais il ne semble pas que ç'ait jamais été sérieusement envisagé. On aurait aussi pu obliger EdF à vendre une partie de sa production à des distributeurs concurrents, à des tarifs régulés par la Commission de Régulation de l'Energie (CRE) plutôt qu'au prix du marché. Ces solutions n'étaient pas forcément bonnes ; mais en tout état de cause, EdF dispose aujourd'hui d'un avantage considérable en ce qui concerne le coût de production de l'électricité en France. C'est au point que pour préserver la notion de plus en plus douteuse que le marché résidentiel est vraiment ouvert à la concurrence, EdF a de soi-même décidé de vendre de l'électricité à bas prix à certains de ses concurrents...
Les évolutions du prix des énergies fossiles s'imposent à tous les acteurs de ce dossier ; en revanche, la façon dont la concurrence a été encadrée en France mérite un peu plus de publicité. Retour en arrière. Je cite la CRE :
"L’ouverture du marché français de l’électricité a connu plusieurs étapes :
- à partir de juin 2000, éligibilité de tous les sites ayant une consommation annuelle d’électricité
supérieure à 16 GWh.
- à partir de février 2003, éligibilité de tous les sites ayant une consommation annuelle
d’électricité supérieure à 7 GWh.
- à partir de juillet 2004, éligibilité de toutes les entreprises et collectivités locales."
...et, à partir du 1er juillet 2007 donc, éligibilité des résidences privées.
Les 4,7 millions de sites (abonnés) qui sont déjà éligibles (pre-2007) pouvaient choisir de rester au "tarif réglementé", soit, dans la très grande majorité des cas, le tarif---en fait un catalogue de tarifs assez complexe---arrêté par le gouvernement français. La plupart l'ont fait. Seuls 15% (qui ne représentent que 6% de la consommation d'électricité sur ce segment du marché) ont abandonné le tarif réglementé. C'était en principe une décision définitive : un abonné qui optait pour un fournisseur "de marché" (qui pouvait d'ailleurs être EdF) n'avait plus le droit de revenir au tarif réglementé.
On conviendra que c'est une curieuse forme de concurrence... l'opérateur historique (pour l'essentiel EdF), qui se trouve également avoir l'Etat français pour actionnaire majoritaire, propose un tarif réglementé fixé par les responsables du même Etat français, lequel a aussi souscrit à l'objectif final de disparition dudit tarif réglementé, dérégulation européenne oblige. Comme si cela ne suffisait pas, cette disparition (plus ou moins) programmée du tarif réglementé est l'argument---parfaitement logique---qui sous-tend le caractère irréversible du choix d'un tarif de marché pour l'abonné. On voit que toutes les conditions sont réunies pour que la concurrence se développe !
Histoire de simplifier les choses, l'irréversible a en France une demi-vie assez courte---on l'avait déjà vu quand l'Etat a remboursé aux acquéreurs des licences UMTS une bonne part de leur chèque. Après l'augmentation des prix des énergies fossiles, les entreprises qui avaient opté pour le marché ont vu leurs factures d'électricité augmenter. Le Parlement, dans sa grande magnanimité, a voté la loi TaRTAM (joli, non ?). Je cite toujours la CRE :
"La loi du 7 décembre 2006 induit un nouveau choix pour le client. Les clients ayant souscrit une offre de marché peuvent, en effet, demander à leur fournisseur de bénéficier du tarif réglementé transitoire d’ajustement de marché (TaRTAM), pendant une durée maximale de deux ans. Cette demande peut être formulée depuis le 3 janvier 2007 jusqu’au 1er juillet 2007. Le TaRTAM est égal au tarif réglementé de vente hors taxes applicable à un site de consommation présentant les mêmes caractéristiques, majoré de 23 % pour les grands sites, 20 % pour les sites moyens et 10 % pour les petits sites."
C'est la parabole du fils prodigue, version républicaine : le bon père lui ouvre ses bras, mais seulement après qu'il a payé une amende. (On remarquera qu'on a bien pris soin d'interdire cette possibilité aux particuliers).
Dans cette histoire, l'absurdité de base est bien sûr le maintien du tarif réglementé ; et le fait que de nombreux gouvernements européens aient fait le même choix ne le rend pas plus légitime. Plusieurs arguments circulent à ce sujet. La Cgt-énergie, par exemple, explique que les Français doivent toucher les dividendes (rendez-vous compte, la Cgt parle de dividendes maintenant !) des investissements consentis lors du choix du nucléaire. Soit, mais pourquoi par ce biais ? il y a quantité de moyens possibles de taxer EdF pour rétrocéder ces dividendes aux Français...Un autre argument est que les ménages les moins aisés doivent pouvoir bénéficier de l'électricité. Dans le cas du téléphone, ce problème a été traité à travers les obligations de service universel ; je ne vois pas bien pourquoi ce n'était pas possible pour l'électricité. Il y a aussi "l'énergie n'est pas une marchandise comme les autres", mais passons--j'attends toujours qu'on me donne l'exemple d'une marchandise que chacun reconnaîtra comme étant "comme les autres".
En fait, les gouvernements français ont clairement décidé de satisfaire a minima aux obligations qu'ils ont acceptées à Bruxelles (directive 2003/54, pour ceux qui aiment ce genre de prose). Au vu de ce qui précède, vous pouvez vous demander comment ces minima même peuvent être atteints. Facile :
- les nouveaux occupants d'un logement ne pourront pas choisir le tarif réglementé si un occupant précédent a quitté ledit tarif (qu'en penseront les propriétaires qui s'apercevront que leur locataire a ainsi flétri leur logement ? d'amusants litiges en perspective...)
- les logements neufs seront inéligibles au tarif réglementé sous peu.
Ce n'est pas un secret (sauf peut-être pour 90% des Français), c'est marqué là, sur le site www.energie-info.fr que la CRE a contribué en mettre en place. L'histoire de ce site est assez intéressante en soit. L'annexe A de la directive sus-citée oblige les gouvernements signataires à informer les consommateurs. Je ne suis pas sûr qu'elle est vraiment été suivie à la lettre, mais l'esprit n'y est clairement pas : le site a été ouvert le 22 mai 2007, nous dit la CRE, mieux vaut tard que jamais ; et je n'y ai pas trouvé de comparateur de prix façon site britannique.
Plus généralement, que voulons-nous faire dans le domaine de l'électricité ? Les choses ne sont pas vraiment différentes, en première analyse, de ce qu'elles sont sur les autres marchés : nous voulons que l'électricité soit produite de manière efficace et que son prix final (pour l'abonné) reflète sa rareté. Le premier point a une conséquence simple : EdF, si elle conserve le monopole de la production à base nucléaire, doit garder une place dominante sur le marché ; les autres producteurs ne peuvent que "faire l'appoint" quand les capacités nucléaires ne suffisent pas. Quand j'écris "les autres producteurs", je gomme un point crucial : dans l'état actuel des choses, EdF n'est que rarement à même de fournir la demande d'électricité en France à partir de son seul parc nucléaire, et doit donc aussi utiliser ses capacités "fossiles".
Pourquoi est-ce crucial ? A cause du second desideratum, selon lequel le consommateur doit payer un prix qui reflète la rareté, ou, en termes techniques, le coût marginal de production de l'électricité là et (surtout) quand il la consomme. Comme EdF ne peut que rarement fournir le kWh marginal en nucléaire, le coût marginal de production est le plus souvent celui du fossile ; et il est nettement supérieur au tarif réglementé. Maintenir un tarif réglementé aussi bas incite les consommateurs français à acheter trop d'électricité, ce qui est inefficace. On réduirait cette inefficacité en acceptant qu'EdF augmente et modernise son parc nucléaire, puisqu'alors le kWh serait plus souvent nucléaire et donc bon marché. Je ne sais pas si c'est dans les cartes ; mais en tout cas, cela coulerait toute possibilité de concurrence, en réduisant l'espace vital des producteurs fossiles. Se poserait alors la question du monopole d'EdF sur la production nucléaire, pour la raison habituelle qui veut que les monopoles non régulés (souvenons-nous que le tarif réglementé vit en principe ses dernières années) tendent à exploiter les consommateurs et à produire inefficacement.
Dernier point : l'ouverture du marché européen aux exportations d'EdF complique encore les choses ! Comme le kWh marginal en Europe est encore moins souvent nucléaire qu'en France, le prix d'équilibre sur un marché européen dérégulé sera toujours très au-delà du coût de production marginal nucléaire d'EdF, ce qui accroîtra encore sa domination et ses profits. Cela risque d'être curieux à observer. Je renvoie à l'excellent, court et clair (et bon marché...) texte de David Spector sur ce sujet.