Je dois des excuses à mes lecteurs : mes absences sont de plus en plus longues et fréquentes (si la chose est mathématiquement possible !). J'ai rédigé un "op-ed piece" sur l'élection présidentielle qui finira sur ce blog avant le second tour, c'est promis, que les grands journaux anglophones le publient ou non.
Mais pour aujourd'hui, un autre sujet, avec ce joli paragraphe de la Cour Suprême des Etats-Unis :
"Granting patent protection to advances that would occur in the ordinary course without real innovation retards progress and may, in the case of patents combining previously known elements, deprive prior inventions of their value or utility. The results of ordinary innovation are not the subject of exclusive rights under the patent laws. Were it otherwise patents might stifle, rather than promote, the progress of useful arts."
De quoi s'agit-il ? de la validité d'un brevet---les détails importent peu, mais voici un lien qui discute le fond et la forme. Pour qu'une invention soit reconnue comme brevetable (ou, si elle l'a été, pour que le brevet soit validé par les tribunaux en cas de contestation), plusieurs conditions doivent être satisfaites. Elles sont énoncées différemment selon les pays, mais leur inspiration---au moins au niveau assez vague de la doctrine générale---est partout la même : une invention doit être nouvelle (évidemment), utile, et "pas évidente" (aux Etats-Unis : "not of an obvious nature").
Dans plusieurs domaines et notamment en ce qui concerne le logiciel, de nombreuses voix se sont élevées pour protester contre la prolifération des brevets dont la nature "non évidente" était rien moins qu'évidente. Je m'en suis fait l'écho ici, ici et là. Le caractère évident peut faire référence au "prior art", c'est-à-dire au fait que le brevet ne fait que codifier une pratique existante. Dans le cas présent, la Cour Suprême a estimé que le brevet portait sur une combinaison évidente de dispositifs préexistants et a donc déclaré le brevet invalide.
Je ne suis pas juriste ; mais il s'agit visiblement d'un changement important. La "comptabilité de la croissance" nous a démontré il y a longtemps (depuis Bob Solow en 1957) que les innovations rendaient compte de près de la moitié du progrès économique. Le rôle du droit de la propriété intellectuelle dans le processus d'innovation est évident...
"Evident", encore ce mot ! Corrigeons : en fait, il n'est pas si facile de démontrer que le progrès technologique aurait été bien moins rapide sans les brevets, tout simplement parce que le "contrefactuel" manque : nous ne disposons pas d'un monde parallèle où les inventions seraient immédiatement propriété commune. Les entreprises des pays riches se plaignent souvent de ce que la Chine et d'autres pays d'Asie constituent justement un tel univers, qui réduit le taux de rendement de leurs innovations. Mais il y a une différence importante entre les idées et leur mise en oeuvre. Dans un contexte différent, les penseurs conservateurs, comme Michael Oakeshott dans son célèbre essai Rationalism in Politics, ont beaucoup insisté là-dessus :
In the arts and in natural science what normally happens is that the pupil, in being taught and in learning the technique from his master, discovers himself to have acquired also another sort of knowledge than merely technical knowledge, without it ever having been precisely imparted and often without being able to say precisely what it is. Thus a pianist acquires artistry as well as technique, a chess-player style and insight into the game as well as a knowledge of the moves, and a scientist acquires (among other things) the sort of judgment which tells him when his technique is leading him astray and the connoisseurship which enables him to distinguish the profitable from the unprofitable directions to explore.
[...] Now, as I understand it, Rationalism is the assertion that what I have called practical knowledge is not knowledge at all, the assertion that, properly speaking, there is no knowledge which is not technical knowledge. The Rationalist holds that the only element of knowledge involved in any human activity is technical knowledge, and that what I have called practical knowledge is really only a sort of nescience which would be negligible if it were not positively mischievous.
Plus près de notre sujet, Michael Boldrin et David Levine ont publié un article très cité intitulé "The case against intellectual monopoly" dans l'International Economic Review en mai 2004. Leur argument central est justement que les économistes ont tort de prendre comme postulat qu'une invention, une fois rendue publique, est répliquable sans coût : il faut en fait pour l'utiliser de manière rentable investir dans des changements organisationnels, apprendre de nouvelles pratiques, etc. En conséquence, un innovateur peut prospérer du simple fait qu'il a pris de l'avance dans ses dimensions, même si son innovation n'est pas protégée par un brevet.
Les historiens rappellent souvent le rôle de James Watt, et le fait que les innovations majeures dont il est réputé créateur unique ont donné une des impulsions à la Révolution Industrielle. Humbug! nous disent Boldrin et Levine, des provocateurs décidément :
In the end, the evidence suggests that Watt's efforts to use the legal system to inhibit competition set back the industrial revolution by a decade or two.
Leurs arguments (et leur modèle théorique) sont un peu forcés, mais ils ont le mérite de nous forcer à reconsidérer nos axiomes de base. Ce qui est certain, c'est que l'explosion du nombre de brevets et des procès afférents depuis une vingtaine d'années ne traduit pas un accroissement proportionnel des innovations socialement utiles, et risque bien d'avoir freiné certaines d'entre elles. "There is something rotten in the state of patent law"...A ce sujet, je recommande la lecture du livre très accessible d'Adam Jaffe et Josh Lerner.
Article très intéressant.
Un contrefactuel existe (ou du moins s'en rapproche) : l'industrie informatique pour plusieurs motifs :
- Il est très difficile de protéger un logiciel basé sur un algorithme, c'est-à-dire sur une formule mathématique qui ne peut justement pas être brevetée ;
- il est également très difficile de protéger le dessin des semi-conducteurs (ce sont des dessins qui obéissent à un mode de protection différent) et sur lesquels il est semble-t-il assez facile de réaliser du reverse engineering ;
- il est difficile de freiner la mobilité des ingénieurs dans la Silicon Valley (les clauses de non-concurrence que l'on fait signer ailleurs sont quasi inexistantes dans cet état, ce qui expliquerait que la Silicon Valley l'ait emporté sur la route 128).
Cette difficulté d'appliquer les règles de la protection industrielle à l'informatique (au logiciel et aux semi-conducteurs) a, semble-t-il, favorisé la multuplication des innovations, mais aussi rendu plus difficile leur exploitation, les industriels ayant tendance à les conserver précieusement sous forme de secret industriel (alors que le brevet force à publier ses inventions et à les mettre à la disposition des autres, pour peu qu'ils acceptent de payer des licences). La lecture optique en donne un bon exemple. Il y a une vingtaine d'années, HP a sorti un logiciel de reconnaissance des caractères très efficace. Dix ans plus tard, l'entreprise ne le jugeant plus stratégique l'a retiré de la vente. Il a fallu que ses concepteurs se battent pour obtenir que le code source de ce logiciel soit, après remise à jour financée par Google, mis à disposition de tous dans le cadre du mouvement Open Source.
On voit, d'ailleurs, dans cet exemple, comment l'Open source peut pallier une des faiblesses de la non protection officielle : l'obligation de protéger ses inventions sous forme de secret industriel.
Rédigé par : Bernard Girard | 02 mai 2007 à 02:57
Cette décision louable de la Cour Suprême fera jurisprudence dans les tribunaux pour définir la validité de brevets, mais ne résoudra rien en pratique si les bureaux des brevets (US en tête) continue à délivrer à la pelle des brevets invalides.
On reçoit aujourd'hui des brevets pour n'importe quoi sans qu'aucune recherche d'antériorité soit faite, ce qui reporte les litiges sur les tribunaux où la capacité financière des parties a bien plus d'importance que la propriété intellectuelle...
Il suffit d'effectuer une recherche de brevets en ligne sur un sujet donné pour s'apercevoir que 9 brevets sur 10 n'auraient jamais du être délivrés, le sommet ayant été atteint par un australien qui a réussi à breveter la roue !
(voir http://www.newscientist.com/article.ns?id=dn965)
Rédigé par : Philippe Guglielmetti | 02 mai 2007 à 05:02
"En conséquence, un innovateur peut prospérer du simple fait qu'il a pris de l'avance dans ses dimensions, même si son innovation n'est pas protégée par un brevet."
Un exemple ne serait-il pas dans la recherche scientifique elle-même ? Il me semble qu'un groupe qui fait une découverte, même s'il la publie aussitôt, conserve en général le savoir-faire et l'avance "technologique" (sauf peut-être dans les domaines très théoriques), lui permettant de "continuer" à être le groupe leader sur le "marché" de la publication scientifique.
Rédigé par : Tom Roud | 02 mai 2007 à 08:16
Il est difficile de ne pas voir l'explosion de l'informatique comme illustration de l'inutilité totale des brevets : toute le developpement du secteur s'est fait sans brevet (cf citations de Bill Gates) et un bon morceau sans droit d'auteur. Et la tendance actuelle, suite a l'irruption des brevets dans le secteur, n'est pas favorable a brevet = plus d'innovation, plutot le contraire !
Les deux économistes Boldrin et Levine on tout un livre en ligne sur le sujet :
http://www.dklevine.com/general/intellectual/against.htm
Pour un recueil de liens (plutot juridiques) sur la décision :
http://guerby.org/blog/index.php/2007/04/30/159-la-cour-supreme-des-usa-secoue-le-monde-du-brevet
Rédigé par : Laurent GUERBY | 03 mai 2007 à 07:14
Une occasion de relire, consécutivement, Schumpeter et Mandel ?
Rédigé par : Passant | 04 mai 2007 à 01:50
« mes absences sont de plus en plus longues et fréquentes (si la chose est mathématiquement possible !). »
La chose est non seulement possible, mais elle l'est toujours et indéfiniment : À toute suite d'absences, on peut mathématiquement continuer à être simultanément :
* de plus en plus souvent absent (ce qui est est synonyme de plus en plus souvent présent)
* pour des durées de plus en plus longues.
La borne supérieure est de rester absent perpétuellement, ce qui correspond alors à une fréquence nulle : la limite n'est donc pas atteignable par le processus de fréquence croissante.
Rédigé par : Lumina | 06 mai 2007 à 01:02