Je continue mon billet d'hier. Pourquoi Nordhaus et Stern sont-ils autant en désaccord ? Stern utilise un taux d'escompte (le facteur r) inhabituellement bas : 0,1%. C'est bien sûr en-dessous du taux d'intérêt, même sur des placements "sans risque" comme les emprunts d'Etat francais ou américains. Comment peut-on comprendre ce choix ? Il faut pour cela (au minimum, comme on le verra...) revenir à Frank Ramsey, génie multiforme dont j'ai déjà parlé ici et là.
En 1928, Ramsey avait donné une théorie simple du niveau du taux d'intérêt, que je noterai i. Elle est résumée dans cette jolie formule:
i=r +e*g.
Ca paraît simple... mais comme Feynman l'a écrit quelque part, toute formule est simple si on simplie les notations ! Exemple : la Loi de l'Univers est
U=0
Le truc ? il suffit de définir U=|E-mc²|²+min(dS,0)²+|F-mg|^2+...
Ce qu'a fait Ramsey va évidemment plus loin. Dans sa formule, r représente le taux d'escompte qui traduit la "préférence pour le présent" du citoyen moyen. Supposons par exemple qu'on me promette 100 euros hic et nunc et 100 euros dans un an exactement, et oublions encore l'inflation (et le risque que la promesse ne soit pas tenue---après tout, nous sommes en période électorale !) Supposons aussi que le reste de mes ressources financières soit exactement identique aujourd'hui et dans un an, et que je n'aie la possibilité ni d'emprunter ni d´épargner. Ce n'est pas très réaliste, j'en conviens ; mais considérez ceci comme un Gedankenexperiment.
Etant normalement constitué, j'ai une préférence pour le présent qu'on peut mesurer par la part de la somme promise pour l'an prochain que je suis prêt à abandonner pour avoir un euro de plus aujourd'hui. Par exemple, je considère peut-être que c'est trois euros, si bien que je suis indifférent entre
- 100 euros aujourd'hui et 100 dans un an
- ou 101 euros aujourd'hui et 97 dans un an.
Dans ce cas, mon paramètre r (mon taux d'escompte) est de 2%. Il s'agit d'une donnée qui m'est personnelle : le vôtre peut être plus élevé ou plus faible, selon votre patience et vos croyances religieuses et philosophiques. Mais supposons que nous ayons tous le même r ; en fait, supposons que je représente l'Homo Mondialis.
En supposant que "le reste de mes ressources financières [est] exactement identique aujourd'hui et dans un an, j'ai négligé une difficulté : en pratique, la croissance économique fait que nos ressources financières seront plus importantes l'an prochain qu'aujourd'hui (en moyenne). Mais si je suis plus riche dans un an, 100 euros n'auront pas tout à fait la même valeur pour moi : pour caricaturer, si je sais que je dois hériter de Bill Gates dans six mois (fat chance), 100 euros demain ne valent plus grand chose. Le facteur e*g prend en compte cette complication : g est le taux de croissance de économie mondiale, et e, sans rentrer dans les détails, décrit le fait qu'une somme donnée "vaut" moins quand nous sommes plus riches.
Nordhaus a très rapidement critiqué Stern, en relevant que les choix qu'il fait pour les trois paramètres r, e et g dans ses simulations et ses évaluations sont incohérents. Il est facile d'appliquer la formule : avec les valeurs retenues par Stern
- un taux d'escompte r de 0,1%,
- un taux de croissance de l´économie mondiale de 1,3%
- et un paramètre e de 1 (utilité logarithmique, pour les fans),
on obtient r=0,1+1*1,3=1,4%. Mais c'est très en-decà du taux d'intérêt observé sur le marché, même pour un placement sans risque. Martin Weitzman, de Harvard, a analysé le rapport Stern pour le Journal of Economic Literature. Il suggère que ma moyenne des économistes choisirait en gros "a trio of twos" : r=2%, e=2, g=2%. On aboutit ainsi à un taux d'intérêt de 6%, un peu élevé comme on le verra.
Digression (en apparence seulement) : pourquoi les entreprises utilisent-elles le taux d'intérêt du marché pour les calculs de valeur présente nette, soit r=i ? Réponse de théoricien : elles peuvent emprunter et épargner au taux r, ce que le monde dans son ensemble ne peut pas faire (il y a des emprunteurs et des prêteurs, mais pas de banquier extraterrestre pour faire l'appoint) ; et leurs actionnaires ont pris soin de diversifier leurs placements. Sous ces deux hypothèses, le paramètre e peut être pris égal à zéro ; et on retrouve bien r=i. Réponse de praticien : comme ces deux arguments ne sont qu'approximatifs, les calculs de valeur présente nette intègrent en fait des considérations plus complexes.
Notons pour l'instant que les choix de Stern ont des conséquences monumentales sur ses prescriptions de politique économique. Avec r=0,1%, une perte de mille milliards d'euros dans 100 ans "vaut" 905 milliards d'euros aujourd'hui : ce qui arrivera dans un siècle ou deux a pratiquement autant d'importance dans ce calcul que ce qui arrivera dans un an. Si nous prenons r=2% "comme à l'habitude", on obtient 138 milliards, soit sept fois moins...voilà comment "il est urgent d'attendre" devient "il est urgent d'agir".
Le rapport Stern est en partie un document politique, bien sûr. Mais Stern est aussi un économiste très distingué, et il y a des arguments solides à l'appui de son choix de paramètres. Le premier est lié au choix du taux d'intérêt i auquel il faut comparer r=e*g. Si l'on retient 6% comme dans la "règle des deux" ci-dessus, cela signifie qu'on prend pour base de comparaison des actifs risqués, comme un indice des Bourses mondiales, plutôt que des emprunts d´état pour lesquels i=2% serait plus raisonnable. Logique, me direz-vous : après tout, les coûts et les bénéfices des mesures anti-réchauffement sont eux-même très incertains.
Mais ce n'est pas si simple... le réchauffement climatique risque d'avoir un impact très important sur l´économie mondiale, si bien qu'on ne peut pas traiter un investissement dans l´économie mondiale et un investissement dans la réduction des émissions comme deux décisions indépendantes. Je vous passe les maths (Weitzman est très clair, mais pas pour les profanes) ; mais ceci suggère que le choix d'un taux d'intérêt sans risque est plus raisonnable. On en revient, dans l'équation de Ramsey, à comparer i=2% et la version Stern de r+e*g=1,4%, ce qui est déjà moins extravagant.
Ceci ne prend pas en compte une deuxième considération : les risques catastrophiques. Supposons par exemple que nous soyons sûrs à 95% que le coût du changement climatique soit limité (disons 100 milliards d'euros par an) , mais qu'il reste une chance de 5% que la Terre devienne inhabitable, une fin à la Italo Svevo :
Ci sarà un'esplosione enorme che nessuno udrà e la terra ritornata alla forma di nebulosa errerà nei cieli priva di parassiti e di malattie.
Quelle est la bonne manière de comptabiliser ce type de risque ? Personne ne le sait. C'est déjà difficile pour des catastrophes naturelles locales (quelle prime d'assurance les Californiens devraient-ils payer contre the Big One, le tremblement de terre que tout le monde attend ?) Mais au moins, il reste quelqu'un pour rembourser les dégats...
Weitzman a aussi avancé il y a quelques années un argument qui n'est pas sans poids. Nous ne savons pas très bien quel taux d'escompte r nous devrions utiliser. Supposons par exemple que nous soyons sûr à 90% que Nordhaus a raison et qu'il faut prendre r=2% ; mais qu'il y a une chance sur 10 que Stern ait raison avec ses 0,1%. La théorie nous indique que la valeur présente de 1000 milliards d'euros dans 100 ans est très proche de Nordhaus :
138*0,9+905*0,1=214 milliards d'euros,
soit la même valeur que si nous avions choisi un taux d'escompte de r=1,6%, encore plus proche de Nordhaus que de Stern. Mais supposons que ces 1000 milliards d'euros n'arrivent que dans 200 ans. Leur valeur est aujourd'hui un ridicule 19 milliards selon Nordhaus, 819 milliards selon Stern---les différences d´évaluation sont d'autant plus fortes que l'horizon est plus éloigné. Revenons à nos doutes existentiels, et jouons Stern à 10% et Nordhaus à 90%. Alors on calcule
19*0,9+819*0,1=99.
Mais cette fois le taux d'escompte correspondant est de r=1,2% seulement. Nous nous rapprochons de Stern... et si je poussais l'exercice jusqu'à 10000 ans par exemple, je trouverais un taux d'escompte de 0,2%, soit presque Stern. L'intuition est simple : après un temps assez long, la réponse de Nordhaus est un chiffre négligeable. Cet argument suggère que nous devrions utiliser des taux d'escompte différents selon nos horizons de prévision. Pour un investissement de la communauté mondiale dont les bénéfices arrivent en dix ans, r=2% est sûrement une bonne approximation. Mais si les bénéfices se matérialisent dans un avenir lointain, le taux d'escompte utilisé doit être nettement plus bas.
Weitzman conclut sa revue par cette jolie phrase ("tails", ce sont les queues de distribution, les événements extrêmes à la Svevo ; "consumption smoothing", c'est le modèle de Ramsey, qui n'est pas directement utilsable dans cette situation) :
the hidden meaning of Stern vs Critics may be about tails vs middle and about catastrophic insurance vs consumption smoothing.
Dernier point économique : l'analyse de Ramsey se situait dans l'un de ces univers parallèles où il n'existe qu'un bien de consommation. Mais en pratique, nous tirons une bonne part de notre niveau de vie des "services de la nature": ressources naturelles épuisables comme le pétrole ou le charbon, ou simplement qualité de l'air et température moyenne. A mesure que nous consommons ces services de la nature, ils deviennent plus rares, et leur prix relatif s'accroît donc. On peut introduire ce nouvel élément dans l'analyse ; un numéro spécial de la Review of Economic Studies (mâtin, quel journal !) de 1974 est empli de ce genre de contributions. La lecon essentielle est que s'il est difficile de substituer aux services épuisables (ou dégradés) d'autres sources pour alimenter notre niveau de vie, alors le développement durable devient un sérieux problème : tôt ou tard, il nous faudra réduire notre niveau de vie. Pas notre taux de croissance : notre niveau de vie, en termes absolus---on est au-delà de la "croissance zéro" ! C'est ce qui explique que Thomas Sterner (Goteborg) intitule sa propre contribution au débat "An even Sterner review".
Je ne parle pas des considérations d´équité intergénérationnelles ici, parce qu'elles m'entraîneraient trop loin et que je n'ai rien d'intelligent à dire sur la question (n'ayant pas lu grand'chose de bouleversant à vrai dire). Et le Pacte écologique de Nicolas Hulot, me direz-vous ? La proposition 2 est au coeur de ce qui précède :
Il est donc indispensable de mettre en place une taxe carbone qui permette de provoquer volontairement une baisse de nos émissions de gaz carbonique et de notre consommation d’énergie fossile avant que nous y soyons brutalement contraints. Cette taxe, applicable au pétrole, au gaz et au charbon, croîtrait de manière progressive, jusqu’à ce que la division par quatre des émissions soit atteinte.
La taxe s’appliquera à tous, administrations, entreprises et ménages. Elle permettrait une évolution de nos systèmes d’organisation économique et de transport, en encourageant le changement des comportements ainsi que le recours à d’autres sources d’énergie. Elle serait accompagnée de mesures compensatoires pour les secteurs économiques et les ménages les plus fragiles.
Je signe, des deux mains---les objectifs chiffrés méritent considération plus approfondie, bien sûr. La proposition 3 s'adresse à la politique économique en matière d'agriculture :
Nous proposons que les subventions agricoles soit progressivement transférées vers l’agriculture de qualité – biologique, labellisée, d’appellation d’origine contrôlée – en lui ouvrant le marché de la restauration collective : cantines scolaires, restaurants d’entreprises, d’universités, d’hôpitaux, de maisons de retraite, associations caritatives..., soit 2,6 milliards de repas chaque année et quelque 10 millions de repas par jours ouvrables. L’organisation de ce marché s’effectuerait sur la base d’un cahier des charges selon des critères de qualité et de proximité des productions.
Une telle redistribution relancerait la demande en produits de qualité, permettrait aux agriculteurs d’être rémunérés pour leur travail et créerait des emplois nécessaires à ce type d’agriculture.Elle diminuerait les coûts de transport et la consommation d’énergie, dynamiserait l’emploi local, permettrait l’accès des plus modestes à une alimentation de qualité.
Pour ce faire, le gouvernement français devra s’engager dans une renégociation de la PAC afin que les subventions aux producteurs soient progressivement dirigées vers la restauration collective.
Je suis un peu surpris que les candidats aient signé ce brûlot...Chirac parti, les votes des agriculteurs francais sont à prendre, puisque Sarkozy ne les "possède" pas autant. Ceci mis à part, cette proposition a les avantages et les inconvénients de la "multifonctionnalité", jargon bruxellois pour réhabiliter la PAC. Avantage : des subventions mieux ciblées et plus intelligentes ; inconvénient : la gestion pratique d'une politique qui accumule les objectifs flous et donc manipulables. En tout cas, cela mérite examen.
Post fort intéressant pour un "homme de la rue" qui s'étonne de voir les collectivités publiques s'enrichir.
Il me semblait totalement intuitif que r valait 0 (du moins si on néglige les variations démographiques) : si _mon_ r vaut effectivement dans les 2 % ou quelque chose comme ça, c'est parce que je suis mortel et qu'attendre soixante ans pour m'offrir whiskies, cigarettes et petites pépées veut dire les consommer dans mon cercueil.
En revanche, si un État est peuplé aujourd'hui de dix millions de jeunes et dix millions de vieux, et que dans 100 ans il sera encore peuplé de dix millions de jeunes et dix millions de vieux, construire dix mille crèches et dix mille maisons de retraite maintenant ou dans un siècle, ça semble totalement indifférent. En fait je ne comprends pas la rationnalité qu'il peut y avoir à une collectivité à s'endetter, sauf en période démographique de vieillissement global de sa population.
Je suis un peu supris qu'on définisse "r" comme le taux de préférence du _citoyen_ alors que celui-ci sera mort ou au mieux gâtisant quand les effets du dérèglement climatique se feront sentir, et non celui de la collectivité. Mais tout ça est bien naïf ; mesurer un "r" collectif a-t-il bien un sens ? Je suis très demandeur de plus d'info sur les méthodes d'estimation de "r".
Rédigé par : Lucas T. | 18 avril 2007 à 15:20
Oups j'aurais dû me relire. Lire "s'endetter" dans ma première phrase plus haut (si ça peut se modifier a posteriori...)
Rédigé par : Lucas T. | 18 avril 2007 à 15:21
C'est bon,tu peux arreter! tout les non-economistes ont a jamais supprimé le blog de leur marque page et se sont finalement souvenus que la philo,cest pas si complexe!
Très interessant sinon,mais en politique je doute de l'interet de la chose,tenter d'expliquer ca cest deja perdre 3 points dans l'opinion
et si la demagogie,ca avait du bon?
Rédigé par : panzu | 20 avril 2007 à 06:54
Concernant la taxe carbone proposée par N.Hulot, quel pourrait être le montant d'une telle taxe?
Dans le précédent billet, vous indiquez que le rapport Stern évalue le dommage social d'une tonne de carbone à 100 dollars, soit 27 dollars par tonne de CO2. Comment ce montant se compare-t-il avec notre TIPP actuelle?
- Emissions françaises de CO2 = 100 millions de tonne par an
- TIPP actuelle = 19 milliards d'euros en 2006
- Stern = 27 dollars par tonne soit environ 2 milliards d'euros
Certes, la TIPP n'a rien d'une taxe carbone, pas plus que les 100 dollars de Stern, mais ça permet d'avoir un ordre de grandeur. Et cet ordre de grandeur suggère qu'une TIPP divisée par 10 suffirait peut-être à compenser les conséquences économiques futures de nos émissions actuelles. Et encore ce montant est-il considéré comme le haut de la fourchette par d'autres économistes que Stern.
Le pacte de N.Hulot, quant à lui, propose de diviser par 4 nos émissions. Pour atteindre cet objectif, une méthode serait d'augmenter encore la TIPP. Passerait-elle à 2000, 3000 dollars la tonne au lieu des 1000 dollars actuels? Si je comprends l'analyse économique du rapport Stern, les inconvénients aujourd'hui d'une telle politique dépasseraient les avantages attendus demain. J'en conclus que la politique proposée par N.Hulot aboutirait à diminuer notre niveau de vie présent ET futur. C'est exactement le reproche que lui font les opposants de la "décroissance durable".
Rédigé par : Gu Si Fang | 21 avril 2007 à 03:49
Mieux que la taxe carbone :
http://lafinancecarbone.oldiblog.com/
Rédigé par : Kornydwen | 23 mai 2007 à 14:33