Je poursuis ma recension des ouvrages d'économie parus ces derniers mois, en commençant par le livre de Georges de Ménil. L'auteur a un profil "transatlantique", au sens où il a un pied sur les deux rives : binational, formé à Cambridge (US), directeur d'études à l'Ehess à Paris. Le titre qu'il a choisi, Common Sense, renvoie bien sûr à un autre binational, Thomas Paine, héros des deux rives avant d'être rejeté des deux côtés---sort que je ne souhaite évidemment pas à Georges !
Le livre part des émeutes des banlieues de 2005, qui ont donné lieu à toutes sortes de parallèles assez peu informés avec leurs pendants américains. J'avais à l'époque rédigé un texte sur ce forum, qui comprend nombre d'autres contributions très intéressantes. A défaut d'accomplir grand'chose de constructif, ces événements ont au moins rendu certains politiques plus prudents avant d'invoquer le modèle français. Le chômage de masse n'est pas un modèle de société, comme dirait Tony Blair, décidément un très sale type.
Sur le plan des propositions économiques, le livre de Ménil reprend des thèmes aujourd'hui assez consensuels parmi nous : contrôler le coût du travail non qualifié, aller vers un contrat de travail unique, introduire des incitations plus fortes à la recherche d'un emploi. La valeur de son livre est dans l'analyse comparée de la France et de l'Amérique, sur les thèmes des minorités, de l'enseignement supérieur, et de la réforme de l'Etat-providence. Les chapitres qu'il leur consacre sont fouillés sans être barbants, et vous apporteront de nombreuses informations que vous auriez du mal à trouver dans la presse.
Autre style, le livre de Thomas Philippon sur le capitalisme d'héritiers. Thomas est aussi transatlantique à sa façon, formé à l'X et au MIT, et enseignant à la Stern Business School de New York University. Accessoirement, il fait partie des 27 économistes qui ont appelé à voter pour Ségolène Royal dans Les Echos, er j'ai été son directeur de thèse (nominal)... aucune relation causale, bien sûr ! Son livre part de l'attitude de crispation généralisée qui imprègne les relations sociales en France. Il montre, en utilisant le World Values Survey, que les employés pensent que leurs dirigeants les méprisent, les dirigeants déplorent l'attitude négative des employés, et tous s'accordent à juger le climat lamentable au sein des entreprises. N'en jetez plus ! Les comparaisons entre pays sur la base de questions aussi peu quantitatives sont toujours risquées ; mais dans ce cas, les différences entre la France et les autres pays riches sont si frappantes qu'elles doivent bien avoir une base réelle.
Les économistes ont du mal à chiffrer les conséquences de ce type d'attitude culturelle---on peut recourir à des analyses statistiques qui comparent l'évolution des différents pays, mais je ne suis pas un fan de cette approche. (La Banque Mondiale a publié un rapport d'experts très négatif récemment, qui porte entre autres sur ce sujet). Mais il est plus que probable que nos problèmes sont en partie imputables à ces crispations. D'où viennent-elles ? Philippon discute les travaux d'historiens qui retracent le développement du droit du travail, assez douloureux et tardif en France ; et il le rapproche de l'importance du capitalisme familial chez nous. Dans notre beau pays, le mode de désignation des dirigeants a souvent été par descendance plus ou moins directe, avant qu'on invente (post 1945) le parachutage intensif. Selon une étude de Francis Kramarz et David Thesmar, 65% de la capitalisation boursière à Paris est le fait d'entreprises dirigées par de membres de cabinets ministériels ! Mind-boggling, really...surtout si on compare avec les filiales de multinationales étrangères, qui évitent ces gens comme la peste en général, pour de bonnes raisons au vu des performances de leur gestion.
Tout ceci est fascinant, et convaincant dans les grandes lignes, mais que faire ? (titre du dernier chapitre de de Ménil comme de Philippon, après Oulianov bien sûr). Taxer les successions pour éviter que les entreprises ne restent gelées entre les mains de familles dont les rejetons ne valent pas les fondateurs---j'approuve, en gros ; donner un rôle accru aux syndicats après en avoir revalidé la représentativité---pourquoi pas, mais bonne chance...et le sequencing sera crucial si l'on ne veut pas remettre en selle des syndicats aujourd'hui en pleine déréliction. En tout cas, ce petit livre mérite bien d'être lu.
J'avoue n'avoir rien à dire sur ce dernier thread mais il m'a permis de tomber sur l'un de vos enciens thread "The Riots in France: An Economist's View". Chapeau bas, rien à dire, loin du bla bla parisien.
Rédigé par : ns | 15 avril 2007 à 18:51