Plusieurs très bons livres sont parus avant cette élection ; ils en éclairent les enjeux et fournissent d'utiles pistes. Cette phrase sent un peu trop son Monde... reprenons. Donc, de nombreux auteurs se sont lancés dans la publication d'un livre qui viserait ces deux cibles. L'éventail est assez largement ouvert, de l'ouvrage pour lecteur averti de Culpepper, Hall et Palier aux essais plus grand public de Georges de Ménil, Jacques Delpla et Charles Wyplosz, Thomas Philippon, sans compter le livre d'Augustin Landier et David Thesmar dont j'ai déjà vanté les qualités ici, et le livre de propositions (non concertées) de vingt auteurs publié par Telos.
Tout étant prétexte à pédagogie sur ce blog, je vous ferai remarquer que le paragraphe précédent est un "commitment device", un "moyen de s'engager". Ayant reçu ou acheté tous ces ouvrages, je les ai vus avec un certain sentiment de devoir non accompli s'accumuler sur ma table de travail. Dans un grand élan de courage, j'entame ma revue de littérature ; mais il est déjà 10 heures (post-meridiem, en bon latin du Nouveau Monde), et je sens bien que je n'irai pas jusqu'au bout ce soir. La prudence me suggère de ne discuter qu'un ouvrage, et de passer à un deuxième un jour prochain, peut-être. Mais c'est aussi la recette de la procrastination : toujours remettre au lendemain, etc. D'où le choix hardi de faire la liste des ouvrages dont je m'engage à traiter, encourant ainsi la haine éternelle des auteurs de ceux dont je ne viendrais pas à parler.
(Il s'agit aussi d'un "strategic commitment device", puisqu'il n'affecte pas seulement le comportement de mon "moi futur", mais aussi le vôtre, et celui des auteurs cités qui vont inciter leurs proches à visiter mon blog régulièrement pour aller aux nouvelles. Mais peut-être mégalomanisé-je).
Le chiffre romain I joue le même rôle, puisqu'il annonce un II (au moins). Quant au titre, mes remerciements vont à Bernoulli, Jakob, dont le De usu arte conjectandi in iure fut publié en 1713. (Il y a plusieurs variantes du titre, mais celle-ci correspond mieux à mon propos). Pourquoi un art ? Au moins pour la raison que Burke soulignait déjà au 18e siècle :
Reformation is one of those pieces which must be put at some distance in order to please. Its greatest favourers love it better in the abstract than in the substance. When any old prejudice of their own, or any interest that they value, is touched, they become scrupulous, they become captious, and every man has his separate exception.
Enfin, je manquerais à tous mes devoirs en oubliant de mentionner que certains livres sur l'économie, même publiés en 2004, ont un contenu qui a très bien résisté à l'épreuve du temps et restent donc très utiles, voire indispensables.
Ces préliminaires accomplis, je commencerai par le livre collectif publié par Culpepper, Hall et Palier. Je l'ai lu en anglais ; la version française a un titre plus neutre, et une introduction de Bruno Palier m'a-t-il dit. Elle n'en est donc probablement que meilleure. Ce n'est pas un livre d'économistes : la plupart des contributeurs sont politologues ou sociologues ; mais la réforme est multiforme et tous azimuts, comme le colonel-instructeur décrivait la doctrine de défense nationale à la Courtine. J'ai plus appris, ou compris, en lisant ce livre qu'en feuilletant plusieurs rapports économiques...
Plusieurs thèmes reviennent dans cet ouvrage ; j'en retiendrai trois :
- la France a beaucoup plus changé depuis le tournant de 1983 (pour prendre une date symbolique, et sans doute plus que symbolique) qu'on ne le croit ;
- ces changements ont été souvent l'effet d'une loi apparemment anodine dont l'impact a augmenté ensuite, par la pratique des acteurs sociaux souvent plus que par des dispositions juridiques ; on peut y voir la "technique du virus" (introduit à petite dose et qui parfois s'étend) ou simplement les "unintended consequences" de Merton ;
- la pratique dominante des initiateurs est le catimini et le rejet des responsabilités sur des Phénomènes Extérieurs Malveillants et Irresponsables (PEMI).
Tout ceci n'est pas totalement inattendu (surtout le point 3), mais il est utile de prendre parfois un point de vue plus panoramique. Vingt-cinq ans, c'est très long au vu du calendrier de la vie publique (a week is a long time in politics, disait Macmillan). Et s'il est facile de trouver des chiffres qui rendent compte d'évolutions longues, certains changements sont plus difficiles à retracer dans tout leur ampleur.
Sur le premier point, il est utile de rappeler qu'au-delà des tendances lourdes comme l'accroissement de la participation des femmes au marché du travail, qui s'est produit à peu près partout, la France se distingue par une chute libre du travail des hommes "âgés" (plus de 50 ans ! la définition en elle-même fait rêver...) entre 1980 et 1990 : la moitié travaillaient au début de la décennie, un tiers à la fin. L'abaissement de l'âge de la retraite de 65 à 60 ans en 1981 et l'explosion des préretraites ont créé une coordination des anticipations entre employeurs et salariés sur laquelle il est très difficile de revenir : réformes des retraites ou pas, l'âge moyen de départ en retraite aujourd'hui est de 58 ans.
La décentralisation et son contraire, l'"européanisation", ont également une place de choix. Pourquoi "contraire" et pas "complément" ? Tout simplement parce que les échelons parisiens doivent assumer deux figures difficiles à concilier : le dialogue avec les collectivités locales, dont le budget atteint 8% du PIB (mais la moitié en dotations de l'Etat), et les négociations bruxelloises qui ressortent de la diplomatie. En même temps, les élites sont de moins en moins attirés par une carrière longue dans la fonction publique. L'Ena est devenue pour certains des postulants le moyen d'établir des contacts qui pourront se révéler utiles après un pantouflage rapide dans le privé. Le pantouflage a toujours existé, mais il se fait de plus en plus tôt : 33 démissions du corps de l'Inspection des Finances entre 1990 et 2000...sur 200 membres.
Le modèle "Bismarckien" de protection sociale (corporatist-conservative, pour les savants) a également largement changé. Il s'appuyait, pour les retraites au moins, sur un principe de proportionnalité des prestations aux cotisations versées, et ces cotisations étaient assises sur les salaires. Mais la CSG créée au faible taux de 1,1% en 1991 est aujourd'hui à 7,5% (voir le point 2), et ressemble de plus en plus à un impôt sur le revenu proportionnel. Comme les carrières ininterrompues sont devenues plus rares pour les générations nées après 1955, il a fallu ajouter une composante d'assistance au système assurantiel : l'ASS, le RMI (qui était prévu pour aider 400 000 personnes au plus, plus d'un million aujourd'hui, vous souvenez-vous du point 2 ?)
Dernière caractéristique de notre système historique, les caisses paritaires qui gèrent la Sécu ; mais elles sont contrôlées par le Parlement depuis 1996. En même temps, les syndicats s'y accrocchent comme des morts-de-faim pour la bonne et simple raison que c'est leur dernière source de prébendes et d'emplois à distribuer... et comme le taux de syndicalisation des moins de trente ans est dérisoire (privé et public confondu), cela compte et comptera de plus en plus.
Si le taux de syndicalisation est faible, c'est aussi que les services rendus par les syndicats ne sont plus guère valorisés. "Bowling Alone", c'est le titre d'un célèbre livre de Robert Putnam qu 'il faut nuancer aujourd'hui : ce qui est juste, c'est qu'aux grands liens de solidarité qui structuraient les appartenances (la classe, la religion) se sont substituées des solidarités plus locales. La désaffection pour la politique parmi les jeunes est spectaculaire, au vu des sondages d'opinion : ils peuvent bien être des centaines de milliers à se rassembler pour ou contre la mesure x ou le projet y, mais ces alliances sont temporaires et ad hoc.
Ceci rejoint le point 3 : de usu PEMII in propagandae. Il n'y a finalement eu que deux réponses claires à la crise en France : la période socialiste (Mauroy, 1981-83) et la période libérale (Chirac, 1986-88). Tout le reste ressort d'une attitude d'accomodation, comme disent les macroéconomistes : "nous sommes vraiment désolés, et franchement nous n'aimons pas faire cela, mais les PEMI nous l'imposent". Au premier rang des PEMI, l'Europe, à partir de 1984 surtout. Sur un plan positif, elle a servi de strategic commitment device (je ne vous rappelle pas la définition) ; le revers de la médaille, c'est mai 2005. Et puis, bien sûr, la mondialisation...
Les politiques, dans cette élection comme dans les précédentes (et à des degrés bien sûr divers et fluctuants) continuent à afficher leur croyance en les vertus d'une régulation sociale qui passe par l'Etat ou les corps intermédiaires, tout en cédant de plus en plus à la régulation par le marché. On ne peut évidemment pas mobiliser sur ces bases, sauf à prétendre vouloir revenir en arrière---ce qui n'est jamais le cas une fois que les opposants arrivent au pouvoir. Combien de temps cette approche qui tient du bricolage hypocrite peut-elle encore durer ? Il faudra bien qu'un jour la France fasse son aggiornamento, d'une manière ou d'une autre.
"Cette phrase sent un peu trop son Monde... reprenons. "
Quiconque sent que toute ressemblance avec ce journal est justiciable d'autocritique avance sur le chemin de la vertu.
Avec tous mes compliments,
A.S.
Rédigé par : Attila S. | 12 avril 2007 à 05:17
Merci pour cet article très éclairant, comme de coutume. J'en ai acheté votre livre, emporté par ce lien habilement suggéré. Vous voyez que votre "strategic commitment device" fonctionne bien. ;-)
Rédigé par : blabla | 12 avril 2007 à 13:19
Monsieur l'administrateur,
Permettez-moi d'attirer votre attention sur mon blog de réflexion qui se propose de réhabiliter le bon sens et la raison dans l'analyse des concepts et des faits.
Avec éclectisme et sans perdre le sens de l'humour.
Actualité oblige, je donne priorité en ces jours à la politique, avec des articles comme "QUAND FRANCOIS ET JEAN-MARIE SONT EN EMBUSCADE", "QUAND LA BAUDRUCHE SE DEGONFLERA" (Marie-Ségolène, bien sûr),
et "QUAND LA GIROUETTE S'EPUISERA" ( Nicolas, cela va de soi).
Mais ce blog comprend aussi des études en cours sur les religions, L'ISLAM, "LES CATHOLIQUES FRANCAIS : UNE ESPECE EN VOIE DE DISPARITION ?", des chroniques sur "LE PEUPLE SOUVERAIN", "VERITES ET VALEURS", "L'INDIVIDUALISME", "LA RAISON", etc.
http://fxgg.over-blog.com
Si ce blog retient votre attention, merci de le faire connaître autour de vous.
Rédigé par : gaëtan | 12 avril 2007 à 14:16
Toutes mes excuses, je dois être fatigué mais je n'arrive pas à identifier la "loi apparemment anodine" du point 2.
C'est la décentralisation? la CSG? le RMI? la gestion paritaire?
J'ai bien aimé ce billet, c'est assez frustrant de savoir que j'en rate une partie.
Rédigé par : Liberal | 13 avril 2007 à 05:30
A propos des "lois apparemment anodines" j'aimerais bien, a l'occasion, avoir un avis d'expert des incitations sur la Loi organique sur les finances publiques (autrement dite LOLF) et notamment sur le systeme de "fongiblite asymetrique". Ce texte me semble assez typique des "reformes a bas bruit initial" qui finissent par peser sur les pratiques des acteurs socio-economiques et qui s'invitent tres tardivement dans le debat public. Ma petite experience personnelle (de la gestion d'un universite de province) me fournit deja de nombreux exemples des biais incitatifs contenus dans ce texte.
bien a vous
Rédigé par : frederic jouneau-sion | 13 avril 2007 à 05:53
Frédéric : le terme "anodin" n'est pas très adéquat, j'en conviens. Ce que je voulais exprimer, c'est que beaucoup de ces mesures ont été introduites à très faibles doses (la CSG) et/ou sans garantie de continuité (les allégements de charge) et/ou avec une perception très floue de leurs conséquences (Rmi, APE) et/ou avec des conséquences inattendues (les lois Auroux de l'époque socialiste de 1982 ont permis aux entreprises de décentraliser les négociations).
La Lolf a le grand avantage d'insister sur la mesure de la performance ; pour le reste, chacun essaie toujours de manipuler les systemes incitatifs... rien de nouveau sous le soleil, on appelle cela le "gaming" en theorie des contrats. Il s'agit 1) de peser sur la definition des indicateurs 2) de faire porter ensuite l'effort de l'administration concernee vers l'obtention d'un bon indicateur, aux depens du reste. On trouve aussi cela dans les entreprises, bien sur. Dans la fonction publique, on peut craindre que lorsque ce systeme sera detourne a un endroit X ou Y (ce qui est inevitable), il n'y ait un effet boomerang. Ce serait dommage, car la direction adoptee est bonne.
Bruno Palier m'a aimablement envoyé le texte de son introduction à l'ouvrage collectif cité dans ce billet. Il a aussi une liste en trois points, assez proche de la mienne :
"Trois traits principaux ressortent de nos réflexions : 1. Le marché, l’ouverture, la concurrence, le pluralisme ont partout gagné du terrain 2. Les changements ont été progressifs, sans visibilité d’ensemble et non délibérés ; 3. C’est en partie l’écart entre l’ampleur des changements accomplis et le peu de visibilité politique de chacune des étapes de ces transformations qui permet de comprendre la crise politique que connaît la France en mutation."
Rédigé par : Bernard Salanié | 14 avril 2007 à 17:15
Cher Bernard,
le livre de Jakob Bernoulli que vous évoquez est-il le même que celui-ci?
http://nsm1.nsm.iup.edu/gsstoudt/history/images/arsconj.html
Le titre de votre billet est d'autant plus énigmatique qu'il ne contient pas le mot "conjectandi" :
"De usu arte reformandi in jure et facto, I"
alors que la citation de ce titre dans votre billet le contient :
" Quant au titre, mes remerciements vont à Bernoulli, Jakob, dont le De usu arte conjectandi in iure fut publié en 1713."
Amicalement,
A.S.
Rédigé par : Attila S. | 15 avril 2007 à 11:33
Attila : oui, il s'agit bien de ce livre. Et l'analogie ne va pas au-dela d'un petit aspect de cuistrerie latinolatre, je l'admets...j'ai un passe charge en ce domaine !
Ceci dit, le livre de JB est un des classiques de la theorie (naissante) des probabilites---voir par exemple le livre de Ian Hacking:
http://www.amazon.fr/LEmergence-Probabilit%C3%A9-Ian-Hacking/dp/2020438593/ref=sr_1_8/403-8606122-4146851?ie=UTF8&s=books&qid=1176682714&sr=8-8
Rédigé par : Bernard Salanie | 15 avril 2007 à 20:21