On me demande ce que je pense de la querelle sur les chiffres du chômage. J'ai longtemps travaillé à l'Insee ; techniquement, j'en suis toujours membre (en disponibilité). Lorsque je lis des textes très virulents sur le Complot Statistique ("l'Insee nous cache les VRAIS chiffres", "l'Insee roule pour tel ou tel candidat"), je suis évidemment à la fois choqué et incrédule, avant même d'examiner les faits : cela ne correspond vraiment, mais alors vraiment pas, à ce que je connais---assez bien tout de même---du fonctionnement de la maison. Je l'ai déjà écrit maintes fois à propos de l'indice des prix, débiné par tout un chacun, Sarkozy avant (et plus que) Royal, Bayrou se conduisant apparemment de manière moins démagogique sur ce sujet.
Quid du chômage cette fois ? Je n'ai pas d'information privilégiée sur ce thème, et je ne parle évidemment pas au non de l'Insee ; mais je peux rappeler les données publiques du problème. Beaucoup d'entre elles sont disponibles sur le site du Conseil National d'Information Statistique, une instance dont l'Insee assure le secrétariat mais qui en est parfaitement indépendante. Vous pourrez notamment y lire les présentations des responsables de l'Insee (sur les défauts de l'enequête emploi en continu) et de la Dares (la direction statistique du Ministère de l'Emploi). La Dares se penche, elle, sur l'impact des "évolutions récentes du Service Public de l'Emploi" (joli, non ?) sur les entrées-sorties de l'ANPE.
L'Insee a publié il y a quelques jours une "série révisée" du chômage, qui a déçu tout le monde puisqu'elle ne prend pas en compte les données récentes de l'Enquête Emploi et est donc très fragile. Le chômage est un concept complexe, et n'est donc pas facile à évaluer. Les chiffres publiés tous les mois s'appuient sur les entrées et les sorties à l'ANPE, qui sont les seules disponibles à cette fréquence. C'est mieux que rien, mais c'est une approximation très imparfaite : "inscrit à l'ANPE" et "sans travail, disponibles pour travailler et cherchant du travail" ne coïncident pas exactement (c'est un euphémisme). Pour appréhender le chômage tel qu'il est ainsi défini par le Bureau International du Travail de Genêve, il faut procéder à un recensement statistique beaucoup plus rigoureux ; c'est le rôle de l'Enquête Emploi. Cette enquête interroge plusieurs dizaines de milliers de ménages sur leur situation sur le marché du travail. De très nombreuses questions sont posées, qui permettent de recouper les informations fournies afin de mieux cerner la qualité de "chômeur". (Accessoirement, c'est une source très importante pour les économistes... voir par exemple ce livre, qui n'a pas eu tout le succès qu'il méritait malgré la baronne Zerillo-Marimi, à qui nous restons très reconnaissants pour ses efforts).
Jusqu'en 2002, l'Enquête Emploi était effectuée une fois par an, habituellement en mars---les tentatives de la rendre plus fréquente ont échoué. En 2003, l'Insee l'a remplacée par une "enquête en continu", pour la bonne et simple raison que l'Union Européenne l'avait rendue obligatoire. Il s'agit d'un changement majeur ; il ne faut pas s'étonner que des difficultés apparaissent. Chez les partisans de la Théorie du Complot Statistique, le fait que les problèmes apparaissent l'année précédant une élection présidentielle démontre la validité de leur thèse. Il y a une explication plus naturelle : il faut accumuler des observations avant de tester une théorie... le document de l'Insee pour le CNIS fournit une abondance de chiffres qui sont assez inquiétants, à vrai dire, quant à l'utilisation de l'Enquête nouvelle formule.
A cela s'ajoutent les réformes qui ont affecté la pratique de l'ANPE (sans parler des modifications du rythme de radiations administratives, etc, qui sont de rigueur en période pré-électorale--sub sole nihil novum). Le suivi personnalisé des chômeurs, les mesures de reclassement entre "catégories DEFM" qui résultent des diverses mesures adoptées, ont toutes eu un impact "statistique" qui a tendu à réduire (assez peu, nous dit la Dares) les effectifs de "chômeurs ANPE".
Dans l'ensemble, il me semble très probable que les chiffres mensuels du chômage soient sous-évalués, et même assez nettement. De combien ? Un demi-point, peut-être un point. Il est évidemment plus que regrettable qu'un point d'interrogation aussi important persiste à ce stade de la campagne. Mais le service statistique devait-il publier un chiffre extrêmement douteux deux mois avant l'élection ? Il n'y a pas de bonne solution en ce domaine. Chacun peut décider pour lui-même ; mais en tout cas, le reprochge d'opacité ne me semble pas exact, au vu de la documentation disponible sur le site du Cnis.
Sur le fond, le fait que le chômage baisse peu ou pas n'est pas une telle surprise. Il y avait déjà longtemps que la réalité de sa baisse était mise en doute. Etienne Wasmer, par exemple, dont je salue le nouveau blog, avait plusieurs fois exprimé sur Telos-EU sa difficulté à réconcilier les créations d'emploi et la baisse du chômage ; et il n'etait pas le seul. Ceci dit, les responsables de la politique du gouvernement dans ce domaine ne sont pas candidats, et l'importance de ce point dans la campagne électorale n'est peut-être pas aussi grande qu'on le dit parfois.
Pourquoi parler de théorie du complot ? C'est déjà una grande exagération...
Il y a dans cette "retenue" des responsables de l'Insee une forme d'autocensure très maladroite. C'est donc plutôt de l'incompétence des dirigeants de l'Insee, en matière de communication.
Et en plus, vous convenez que sur le fond le chômage baisse peu. Pourtant, le président Chirac dans sa déclaration de sortie, fait de la "FORTE BAISSE" du chômage un élément très positif de son bilan (le seul ?): ce point dans la campagne électorale n'est alors peut-être pas aussi anodin que vous l'affirmez !
Rédigé par : spanish | 13 mars 2007 à 14:09
Grande nouvelle ! Chirac n'est pas candidat...:-)
Rédigé par : Bernard Salanie | 13 mars 2007 à 14:19
Bonjour Bernard salanié,
Comme vous, je ne suis pas partisan de la théorie du complot. C’est ce que j’ai essayé de montrer, ici :
Le vrai problème, c’est le chômage de masse !
http://democratieetavenir.over-blog.com/article-5952125.html
Et ici : Urgences sociales et indépendance statistique
http://democratieetavenir.over-blog.com/article-5975285.html
Si vous avez le temps d'y jeter un un coup d'oeil.
En résumé, si le taux de chômage est sous estimé de 0,5 à 1 point, cela ne change pas grand-chose à l’importance du problème. Comme vous le dites, « l'importance de ce point dans la campagne électorale n'est peut-être pas aussi grande qu'on le dit parfois. »
De plus, lorsqu’on connaît les limites des indicateurs statistiques, on prend un peu de distance avec ce qu’ils révèlent.
Je partage donc votre point de vue nuancé sur cette affaire.
David Mourey
Rédigé par : David Mourey | 19 mars 2007 à 16:10