Les économistes citent souvent la phrase d'Herbert Stein, qui fut conseiller économique de "Tricky Dicky" Nixon : "Things that can't go on forever, don't." Il est de plus en plus évident que ce dicton s'applique directement à notre système de protection sociale. Malheureusement, on en est toujours au stade des rustines (parfois courageuses) : augmentation des cotisations ou de l'âge de départ à la retraite à taux plein, généralisation des décotes et des surcotes. Cet article de Guy Laroque, l'un des économistes francais les plus éminents (et mon coauteur, c'est dire) explique pourquoi on ne pourra pas se passer d'une transformation globale.
La protection sociale joue dans l'inconscient collectif des Français le rôle d'un mythe fondateur : la Résistance du Peuple, traduite dans l'action politique par les partis de gauche à la Libération, aurait enfin prolongé les conquêtes politiques de la Révolution, en donnant enfin en sens à la "fraternité" du tryptique républicain. C'est une curieuse réécriture de l'Histoire, qui passe sous silence les très importants développements de la première moitié du siècle : la création des Assurances Sociales obligatoires dans les années 1928-1930, le niveau très élevé des allocations familiales à cette époque, etc. Pour faire très, très rapide : la grande réforme de 1945 qui a créé la Sécurité Sociale (sus la houlette de Pierre Laroque, l'oncle du sus-cité) a changé certains principes et surtout l'organisation administrative du sytème ; mais elle n'a pas véritablement modifié les sommes en jeu.
Etait-ce une "grande conquête populaire " ? L'une des grandes nouveautés, sur le plan politique, a certainement été que la CGT y ait été très favorable, tandis que la CGTU (la partie communiste) était vigoureusement opposée à tout système d'assurance sociale avant-guerre...une chose semble acquise : la généralisation des prestations, servies à l'origine uniquement aux classes populaires, n'a pas forcément redistribué des riches vers les pauvres (litote).
Mais revenons-en aux retraites. Elles sont restées d'un niveau très médiocre jusqu'au début des années 60, avec un taux de remplacement (la retraite versée divisée par le salaire moyen des dernières années) de l'ordre de 40%---et aucune prestation de base pour ceux (le plus souvent celles) qui n'auraient pas accumulé assez d'annuités. Quand le chancelier Adenauer a très nettement augmenté les retraites en Allemagne en 1957, le gouvernement a confié à un aréopage présidé par le même Pierre Laroque (assisté de Jean Fourastié, Louis Chevallier, Alfred Sauvy et Nicole Questiaux) le soin de proposer une nouvelle réforme. Le rapport de la Commission Laroque, remis en 1962, relevait (déjà !) les risques démographiques ; mais il ajoutait que la dignité des personnes exigeait un effort d'amélioration des retraites. La création du minimum vieillesse s'ensuivit, ainsi qu'un phénomène moins attendu : un véritable emballement du coût des retraites.
De 1960 à 1994, la population française âgée de plus de 65 ans a augmenté d'un tiers ; mais le coût des retraites est passé de 4 à 12% du PIB. Elles ont dévoré les autres dépenses sociales : l'indemnisation chômage est d'un ordre de grandeur inférieur, et la part des dépenses destinées à la famille a été divisée par 5. Etait-ce un choix "progressiste" ? Une bonne partie des prestations familiales est réservée aux bas revenus, tandis que les retraites (minimum vieillesse exclus, et en faisant abstraction du fait que les riches vivent plus vieux) sont strictement proportionnelles. En gros :
- un tiers des versements de retraites va aux 15% de Français les plus aisés
- le tiers suivant va aux 25% suivants
- et le dernier tiers va aux 60% restants.
Il n'est pas forcément illogique que les plus gros contributeurs soient les mieux traités ; mais faire des retraites le symbole de la solidarité nationale, c'est un peu surprenant, surtout si on considère que le principal élément redistributif du système va des salariés du privé vers le public ou quasi-public. René Teulade (auquel Lionel Jospin commanda plus tard un "rapport express" pour allumer un contrefeu au rapport Charpin) avait dès 1989 remis un rapport du Plan recommandant que le principe "à droits égaux, efforts contributifs identiques" soit adopté. On attend toujours...
Les autres pays de l'OCDE ont aussi vu augmenter le coût relatif de leur système de retraites, vieillissement et revalorisation aidant. Mais la France s'est distinguée par son défi à l'arithmétique, en abaissant l'âge de la retraite à 60 ans en 1981 quand les Etats-Unis (avant d'autres) l'augmentaient à 67. Il est vrai que c'était LA revendication centrale des classes populaires, bien loin devant la réduction du temps de travail et les nationalisations. Ségolène Royal, toujours très sensible à sa base, a bien compris que les choses n'avaient pas tellement changé, puisqu'elle propose d'abroger la loi Fillon : "La retraite à 60 ans doit demeurer un droit". Misère de misère...et demain, les pneus crevés se répareront d'eux-même.
Merci pour cet article et la critique des "rustines". A mon humble avis, beaucoup d'articles sur ce sujet sont trop difficiles à comprendre. Ils se concentrent sur l'implémentation du système et les contraintes historiques qui freinent sa réforme. Ceci élude la question des principes économique et - osons le dire! - moraux sous-jacents. Or, tant que des principes ne sont pas énoncés clairement, l'incompréhension et le flou profitent au statu quo plus qu'à la réforme, au compromis arbitraire plus qu'à la justice. Quel économiste trouvera les mots pour expliquer à l'homme de la rue les principes essentiels qui doivent guider la mise en place des régimes sociaux? Quel homme/femme politique reprendra ces principes à son compte au lieu d'entretenir le flou?
Rédigé par : Gu Si Fang | 03 février 2007 à 03:01
pas de chance pour la conclusion, les pneux creves n empechent pas de rouler (c est monte en standard sur ma BMW) ;-)
pour le reste 100% d accord. Et persuade qu on ne fera rien car l electorat UMP/PS est essentiellement des retraites/proche de la retraite
Apres moi le deluge
Rédigé par : cdg | 03 février 2007 à 03:37
> Misère de misère...et demain, les pneus crevés se répareront d'eux-mêmes.
Homme de peu de foi ! La seule épiphanie de Ségolène remettra tout d'aplomb (les écrouelles n'ont qu'à bien se tenir).
Rédigé par : bliblo | 03 février 2007 à 03:38
Une question qui n'a rien à voir... excusez moi...
la semaine dernière le taux de chômage est revenu à son niveau de juin 2001, le CAC 40 à son niveau de mai 2001,
à ma connaissance il n'ay a aucun lien macroéconomique mécanique...
d'ailleurs les retournements n'ont pas eu lieu en même temps:
en férvrier 2003 pour le CAC, en mars 2005 pour le chômage...
le retournement précédent était aussi décalé sept 2000 pour le CAC, printemps 2001 pour le chômage...
et l'amplitude des variations n'est pas du même ordre...
simple coïncidence alors??
Rédigé par : Francis | 03 février 2007 à 09:37
une question sur votre texte...
je ne me souviens pas que ceux qui n'avaient pas cotisé étaient passés sous silence durant les trentes gorieuses...
une réflexion
il me semble que le système est cependant redistributif par la prise en compte du chômage dans les annuités, les pensions de réversion, les avantages "enfants" etc...
mias il gagnerait certainement à l'être plus...
en "aplatissant" les retraites les plus élevées par un taux de revenu de remplacement qui décroisse en fonction des revenus, les hauts revenus "mettant de côté" eux mêmes pour leurs vieux jours...
mais la transition sera difficile, en particulier pour ceux qui ont cotisé et verront leur retraite limitée...
ce sera peu-être issu des débats participatifs de SR...
Rédigé par : Francis | 03 février 2007 à 09:45
" * un tiers des versements de retraites va aux 15% de Français les plus aisés
* le tiers suivant va aux 25% suivants
* et le dernier tiers va aux 60% restants."
En 2004 d'apres l'administration fiscale :
- 34.9% des revenus nets imposables va au 14.4% des foyers les plus aisés
- 36.6% des revenus nets imposables va au 38.9% des foyers suivants
- 28.8% des revenus nets imposables va au 46.7% suivants.
Voir pour les sources :
http://guerby.org/blog/index.php/2007/01/30/144-politique-fiscale-et-transparence
Bref, la répartition des retraites est la même que celle des revenus, le système à l'air strictement proportionnel. Reste le système d'aide sociale qui lui est dégressif en effet (retraité ou pas) qui n'est pas pris en compte ici.
Rédigé par : Laurent GUERBY | 04 février 2007 à 07:14
Un petit commentaire sur l'article de Guy Laroque :
Il defend l'idee d'une retraite choisie, avec l'argument que les situations individuelles en termes de sante et de capacite de travail (et d'envie) sont tres differentes au moment de l'age obligatoire de depart a la retraite.
Toutefois, il me semble se poser surtout la question de l'offre de travail, de ce qui se passe au niveau des salaries. Mais l'age obligatoire de depart a la retraite est egalement une forme d'assurance pour les entreprises. Ainsi, dans le cadre de la gestion des carrieres, il est important de savoir quand les salaries vont partir (dans le cadre de la theorie du contrat implicite par exemple). Meme si en France, la question ne se pose plus trop sous cette forme vu le tres faible taux d'emploi des plus de 55 ans.
Ainsi, dans les universites americaines, il n'y a plus d'age obligatoire de depart a la retraite (c'est bien cela, Bernard?). Selon le professeur Ehrenberg, cela pose de gros problemes de gestion des professeurs. L'universite ne sait pas quand les professeurs auront envie de partir. Comment gerer les remplacements (en particulier quand accorder les "tenures" aux assistant professors)? les augmentations salariales?
Rédigé par : Corinne | 05 février 2007 à 11:04
Parler du système des retraites par répartition et de solidarité nationale en passant sous silence le principe de solidarité inter-générationnelle, c'est quand même un peu fort de café.
Rédigé par : Salviati | 08 février 2007 à 15:18
* Francis : il y a eu des etudes sur les liens entre indices boursiers et chomage ; le lien est faible. En fait, si on arrive a peu pres a comprendre comment les cours relatifs des differentes actions se fixent, on a plus de mal (encore une litote) a modeliser l'evolution de l'indice global. Autre question : le cours d'une entreprise augmente-t-il lorsqu'elle annonce un plan de licenciements ? La encore, tout depend, ce qui est conforme a la theorie : si ce plan etait parfaitement anticipe, le cours ne devrait pas bouger. Si c'est au moins en partie une surprise, c'est l'interpretation des speculateurs qui definira si c'est une bonne surprise (l'entreprise a enfin decide de se reformer) ou une mauvaise (on ne savait pas que l'entreprise allait aussi mal.)
Rédigé par : Bernard Salanie | 09 février 2007 à 09:02
Corinne : il est exact qu'il n'y a plus d'age de la retraite obligatoire aux US--- loi anti-discrimination. En fait, les universites avaient obtenu une exemption, qu'elles n'ont plus. Ce peut etre effectivement un probleme, qu'elles essaient d'attenuer...en incitant financierement les profs a prendre leur retraite ! (je sais, ca surprend en France). En theorie, on peut transiter vers un systeme ou a defaut de reduire le salaire avec l'age, on augmente le montant de la retraite, en se rattrapant sur le niveau moyen du salaire. Mais ce n'est pas simple.
* Salviati : la "solidarite intergenerationnelle", c'est une jolie expression, mais un concept un peu complique quand on regarde sous le capot---et pas seulement dans l'application qui en a ete faite en France depuis 40 ans. J'y reviendrai.
Rédigé par : Bernard Salanie | 09 février 2007 à 09:10
L'article de Guy Laroque ouvre effectivement des pistes de réflexion tout à fait passionnantes. Il est, cependant, un point qu'il n'aborde pas plus que tous ceux qui militent pour une retraite plus tardive mais qui mériterait d'être traité en complément : pourquoi les préretraites ont-elles un tel succès, tant du coté des entreprises que de celui des salariés? J'y vois pour ma part deux raisons :
- les salariés les plus âgés ont souvent des capacités diminuées et des compétences vieillies qui freinent le changement et gênent les entreprises (c'est aujourd'hui sans doute plus important que les questions de coût du travail dans beaucoup de secteurs),
- les salariés ne supportent plus, à un certain âge, le modèle hiérarchique, ils veulent être libres, autonomes, indépendants (c'est ce qui ressort en tout cas d'enquêtes que j'ai réalisées auprès de préretraités à la demande d'entreprises surprises de les voir partir si tôt).
Dans les pays dans lesquels on a retardé l'âge du départ à la retraite, on voit beaucoup de "vieux" changer de métier et reprendre des activités moins qualifiées (cas du Japon mais aussi, des Etats-Unis).
Rédigé par : Bernard Girard | 11 février 2007 à 02:37
J'avais publié en 2001 dans la vénérable Revue d'économie politique, un article (http://perso.orange.fr/drouhin/papers/DROUHIN-2001b-rep.pdf") qui permettait d'expliciter d'un point de vue théorique les transferts entre groupes de population disposant d'espérances de vie différentes, lorsqu'ils sont confrontés à un système de retraite par répartition. Je pense que l'article illustre assez bien l'interaction entre les fonctions d'assurance et de redistribution des systèmes de retraite. L'article n'avait reçu aucun écho à l'époque, mais peut-être connaitra-t-il une deuxième vie grâce à ce blog ?
Si un économètre est intéressé à chiffrer ces transferts je suis partant...
Rédigé par : Nicolas Drouhin | 14 février 2007 à 10:22
L'absence de legalite du syteme de retraite est aussi un enjeu. Pourquoi l'oublier des debats ?
http://www.revolutionfiscale.com/retraite.html
Rédigé par : Archytas | 15 février 2007 à 11:37
A Bernard Girard : ces conclusions sur le changement sont interessantes, et ont du sens..
Je m'etonne toujours du manque de perception de ce que, bien souvent, les moteurs des decisions economiques se fondent sur des anticipations, difficilement quantifiables (cf un exemple plus haut dans le commentaire entre le niveau du cac et celui du chomage..)
Ne reste plus qu'a trouver la strategie pour mettre certains collegues trentenaires en preretraites. ce n'est pas gagné :)
Rédigé par : nicolas rolland | 06 mars 2007 à 14:01