Hadjian me demande dans quelle mesure les économistes peuvent "chiffrer les programmes", c'est-à-dire évaluer les effets des mesures préconisées par les candidats. Il y a deux questions séparées : le font-ils, et le peuvent-ils. La réponse à la première est positive, la seconde est plus nuancée.
A chaque élection, on lit dans les journaux que "les économistes de l'institut machin estiment que le Contrat pour Sauver la France de M. Truc coutera x milliards et créera y emplois". A titre d'exemple, le site Débat 2007 auquel je participe parfois à établi une "cellule de chiffrage" (à laquelle je ne participe jamais). Ce site est proche de Michel Pébereau ; mais, nous dit-il,
La cellule de chiffrage est constituée d’une équipe de trois experts, divers par leur profil comme par leur sensibilité, qui sont tous des professionnels de la mécanique budgétaire. Leur anonymat constitue la garantie de leur indépendance.
Il y a deux éléments intéressants dans cette formulation. Le premier est l'anonymat : le Parti Socialiste sait bien, par exemple, qu'il trouve habituellement des oreilles complaisantes parmi les "chiffreurs" de l'Ofce---voir les évaluations enthousiastes de l'effet prévu des 35 heures. Dans l'idéal, l'anonymat des experts de Débat 2007 signifie que bien qu'il soit proche du patronat, l'UMP ne peut pas se prémunir d'un accueil défavorable. A l'opposé, qui est anonyme est irresponsable. Le second point qui appelle une remarque est la mention de la "mécanique budgétaire", qui réduit la politique économique à ses effets sur le déficit public. Comme je le rappelle ad nauseam, c'est un très mauvais guide pour l'action. D'une part, on peut vouloir accroître le déficit pour investir (au sens large) ; c'est bien ou c'est mal, selon la nature des investissements et le caractère plus ou moins lointain des rendements attendus. En tout cas, l'évaluation d'un tel investissement ne ressort que peu de la "mécanique budgétaire". Par ailleurs, la saine "mécanique budgétaire" veut que les mesures soient évaluées ex ante, sans prendre en compte les effets qu'elles peuvent avoir sur l'économie réelle. Mon exemple favori est les allégements de charges sur les bas salaires, qui coûtent très cher ex ante, mais sont sans doute proche de l'équilibre ex post parce que les emplois créés transforment des chômeurs en cotisants, que ces nouveaux employés produisent. consomment etc. La comptabilité budgétaire est une donnée importante, mais très insuffisante.
Ceci m'amène au point le plus important. Les experts budgétaires se refusent à chiffrer des effets ex post parce que nous en savons rarement assez sur l'ampleur de ces effets---et parfois même sur leur signe---pour avoir la chutzpah de publier de tels chiffres dans des documents qui risqueraient d'être surinterprétés. Le premier obstacle est que les propositions des candidats sont rarement très détaillées ; et leur mise en oeuvre peut considérablement en modifier les effets. Le second est qu'en toute humilité, il faut bien avouer qu'il n'y a pas consensus parmi les économistes sur les effets précis d'une mesure donnée---par exemple les baisses d'impôts sur les très hauts revenus de M. Breton, sans parler de l'impôt sur les successions.
Exemple vécu (dans la douleur) : la réduction du temps de travail annoncée en 1997, quand (rien à voir !) je suis devenu responsable des études macroéconomiques à l'Insee. Ce type de mesure était discuté à gauche depuis les années 70, et il y avait eu une première RTT en 1982 ; on savait déjà bien... qu'on ne savait pas grand chose, si ce n'est que les effets dépendraient des mesures d'accompagnement sur les salaires (inconnues, voire imprévues en 1997), des négociations au niveau des entreprises et des branches (imprévisibles) et plus encore des adaptations des processus de production dans les entreprises (tout à fait impossibles à appréhender ex ante). En tout état de cause, il était parfaitement ridicule d'utiliser des modèles macroéconométriques pour prétendre apporter une réponse (même assortie de variantes) à ces questions. Nous avons donc refusé de chiffrer les effets de la RTT, et bien nous en a pris.
Que peut-on faire donc ? Apporter au public le meilleur éclairage possible, en synthétisant les faits quand nous en avons, les études disponibles sur des sujets connexes, et la théorie quand c'est nécessaire. Ce n'est pas le processus ultrarationalisé auquel le cartésianisme français aspire ; mais c'est un objectif honorable en somme.
Helas, la plupart des commentateurs continuent de ne voir que l'aspect budgetaire, et pas economique, de ces mesures. Par exemple, la cour des comptes a critique les allegements de charges comme tres couteux. (Vu leur competence economique, ca n'est guere etonnant.)
Derniere perle (in Le Monde):
Julien Dray a assuré que "tout ce qui est proposé [dans le projet de Ségolène Royal] sera financé sans augmenter les prélèvements obligatoires", comme la candidate s'y est déjà engagée. Parmi les "pistes" d'économies possibles, il a notamment cité la remise en cause, prévue dans le projet socialiste, de l'exonération de charges sociales accordées aux entreprises pour un montant de "près de 60 milliards d'euros".
Bref, supprimer les baisses d'impots ca n'est pas augmenter les impots. Miracles du langage!
Rédigé par : Francois | 12 février 2007 à 13:14
Votre texte apporte bien des clarifications au problème posé. Mais je me demande si la prévision est meilleure quand elle concerne le passé !
Le PS ET Sarkozy ("Je propose que le maintien des exonérations de charges pour les entreprises soit dorénavant conditionné à la hausse des salaires et à la revalorisation des grilles de rémunérations fixées par les conventions collectives." Discours de Nicolas Sarkozy à Périgueux, 12 octobre 2006) voulant remettre en cause les allègements sur les bas salaires, il va bien falloir revenir sur cette question (même si elle a fait l'objet de plusieurs billets).
L'Horty nous dit que les évaluations des créations d'emplois non qualifiés, dues aux exonérations de charges, vont d'un facteur 1 à un facteur 4,5.
voir http://www.cee-recherche.fr/fr/connaissance_emploi/evaluation_exonerations_bas_salaires_ce24.pdf
Cela éclaire-t-il vraiment le citoyen ?
Cela avait été relevé par http://obouba.over-blog.com/5-archive-9-2006.html
Cependant, les économistes ont quelques excuses : en 12 ans le dispositif a été modifié 8 fois ! Mais justement on aimerait comparer les allègement offensifs (baisser le coût du travail non qualifié) et les allègements défensifs (depuis 1995) qui ne visent qu'à NE PAS augmenter le coût du travail au voisinage du SMIC. Ce qui est gênant pour le citoyen, ce n'est pas seulement ces divergences dans les chiffrages, mais c'est l'impression que la question est tranchée (dans un sens ou dans l'autre), alors qu'il me semble qu'une expérience de 13 années mériterait d'y revenir, d'affiner les premières études, de confronter les méthodes, etc.
Rédigé par : Hadjian | 13 février 2007 à 08:56
Question : effets sur l'emploi des allégements de cotisations sociales employeurs sur les bas salaires ?
Bonjour M. Salanié,
Je me permets de poster un commentaire (ou plutôt une question) qui n'a qu'un lien qu'indirect avec le débat mais qui je crois n'est pas complétement farfelu en ces temps de campagne électorale. En fait, je voudrais savoir comment l'on peut observer des effets positifs sur l'emploi en baisant les cotisations sociales des employeurs sur les bas salaires alors que dans le même temps, par démagogie ou par "manque d'idées" (selon l'expression de G. de Ménil), les gouvernements successifs augmentent périodiquement d'un montant bien supérieur à l'inflation et à la hausse du salaire médian en France le montant du SMIC. Le coût du travail pour ces travailleurs ne baisse donc pas et pourtant l'emploi non qualifié est reparti à la hausse depuis 1991 et les effets bénéfiques des allégements de cotisations sociales sur les bas salaires sont bien connus. Comment expliquer ce paradoxe ? La baisse des cotisations est-elle interprété comment un signal suffisant pour les entreprises ?
Merci d'avance pour votre réponse ou pour celle des autres internautes qui auront bien voulu m'éclairer sur ce point.
Rédigé par : Lionel | 13 février 2007 à 18:06
BS : "Par ailleurs, la saine "mécanique budgétaire" veut que les mesures soient évaluées ex ante, sans prendre en compte les effets qu'elles peuvent avoir sur l'économie réelle"
Ca fait frémir. Selon un tel principe, une augmentation des impôts sera toujours jugée positivement, les effets négatifs de cette ponction sur l'économie étant ignorés. Réciproquement, une baisse des prélèvements obligatoires sera toujours néfaste puisqu'on s'interdit de tenir compte de ses effets vertueux.
C'est spécifiquement Français ou les autres font ils pareil?
Rédigé par : Liberal | 14 février 2007 à 07:48
Autre exemple de la difficulté de la prévision en ces matières : les augmentations du SMIC. On ne prend jamais en compte dans les calculs que l'on fait de leurs conséquences les dispositions que prennent les employeurs pour effacer une partie au moins de ces augmentations. Or, ils disposent de nombreux leviers pour le faire : modifier les durées travaillées, réduire le nombre d'heures supplémentaires, recruter en temps partiel, jouer sur l'intérim ou les stages (remplacer un intérimaire rémunéré par un stagiaire non rémunéré…), faire appel à la sous-traitance, réorganiser le travail… Il s'agit d'une multitude de micro-décisions qui aboutissent à rendre, en réalité, moins sensibles qu'on ne dit (mais aussi moins favorables au pouvoir d'achat des salariés les plus modestes) les hausses du Smic.
Rédigé par : Bernard Girard | 15 février 2007 à 13:57
Chutzpah a des saveurs à la Ben Hecht ou à la Woody Allen. Vu d'ici, pour des gens qui ont des rêves américains, ça sonne un peu comme "Who dares win!". Et je crois bien que nos chers candidats - je pense surtout à l'un d'entre-eux- n'usent des chiffres, quitte à les faire lancer par des seconds-couteaux, que dans l'esprit "Plus c'est gros, plus ça passe!". Et comme la sincérité aide à persuader, ne craignent pas, eux, de faire preuve d'outrecuidance.
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=618349500;
Rédigé par : gavilan | 17 février 2007 à 04:21
Zut! Mon lien vers le TLF ne marche pas!
Rédigé par : gavilan | 17 février 2007 à 04:28
Ce sont des programmes sans liens réels avec la réalité, et dans les deux cas il s'agit de programmes de dépenses dont il est bien difficile de mesurer les effets (hausse de la consommation pour Sego ? hausse de l'investissement pour Sarko ?).En revanche, il est plus facile de présumer de ce qui va arriver aux finances publiques à court terme, on peut présumer d'une dérive qui génèrera encore plus de déficit et qui rendra nécèssaire de vendre encore des actifs de l'état à prix "discounté" .....
Heureusement il reste à espérer qu'il ne s'agisse que de promesses.De ce point de vu il n'y a guère que Bayrou qui soit sérieux, son programme de dépense correspond à la hausse tendancielle des recettes publiques en Euro courant, autrement dit 2% par ans et donc un petit 5 milliards d'euros par ans, si comme moi on juge difficile que son programme soit financè sur des économies on constate dans ce cas que l'on peut espérer une relative stabilité des finances publiques, avec une légère tendance à l'amélioration si la conjoncture ne se dégrade pas.J'invite les lecteurs de ce blog à consulter eux même les historiques du ministère des finances et à faire leur propres projections ce n'est pas si compliqué et ils se rendront compte que l'économie la plus facile à faire: c'est de payer moins d'intérêts et donc de réduire la hausse de la dette.
Bien à vous Salluste
Rédigé par : Salluste | 18 février 2007 à 04:57
Ségolène Royal pose comme principe de ne pas augmenter la pression fiscale, et d'au moins stabiliser la dette.
Une fois ces principes clarifiés, le reste est de peu d'intérêt en terme de chiffrage. Les marges de manoeuvre sont telles, des mesures peuvent être gonflées ou dégonflées par des aménagements techniques ou des choix politiques, qui font partie de l'arbitrage...
Sans compter l'impact de la croissance, des besoins nouveaux liés aux alléas internationaux ou autres, ou des nouvelles idées qui peuvent s'imposer...
Donc mieux vaut présenter des principes et des orientations, quelques mesures fortes, et un ensemble ensuite de projets mais sans forcément les chiffrer...
Rédigé par : jani-rah | 18 février 2007 à 11:58
jani-rah, quelques chiffres pour la marge de manoeuvre :
- la fraude fiscale avérée et recouvrée représente 40% du déficit de l'état français en 2006 ;
- la fraude fiscale estimée (fourchette basse) est plus élevée que déficit de l'état français ;
- la fraude fiscale est à 75-80% du fait des entreprises qui sont controlées en moyenne une fois tous les 74 ans ;
Facile de déduire quelles actions un politique responsable devrait mettre en avant :).
Pour tous les documents d'ou viennent ces chiffres, lire :
http://guerby.org/blog/index.php/2007/02/20/148-dette-fraude-fiscale-et-politique
http://guerby.org/blog/index.php/2007/01/30/144-politique-fiscale
Rédigé par : Laurent GUERBY | 22 février 2007 à 14:29
A un iota pres, Laurent. Les professions les plus notoirement fraudeuses ne beneficient pas des abattements accordes au contribuable moyen, justement pour compenser la suspicion de fraude. C'est un systeme vicieux, j'en conviens. Mais si ces gens ne pouvaient plus frauder, alors il faudrait leur rendre l'abattement...
Rédigé par : Bernard Salanié | 25 février 2007 à 08:42
Bonjour Bernard Salanié,
Je viens de lire votre texte sur le chiffrage des programmes. Il me semble que vous exposez assez clairement les avantages et les limites d’un tel exercice. Merci pour ce la.
Effectivement, l’évaluation ex ante, strictement budgétaire, et bien plus aisée que l’évaluation ex post, laquelle doit tenir compte des effets économiques attendus, anticipés.
Sur mon récent Blog, « Démocratie Economie et Société »
(Ici : http://democratieetavenir.over-blog.com/),
je propose des éléments relatifs à ce débat.
De nombreux points de vue rejoignent le votre. En particulier celui de Jean-Paul Fitoussi avec lequel, par l’entremise de l’Ofce, je vous trouve bien sévère.
A ce titre que pensez-vous du manifeste de l’Ofce qui exprime le refus d’un chiffrage des dépenses présentes exclusivement ?
Bien cordialement,
David Mourey
Rédigé par : David MOUREY | 03 mars 2007 à 03:59
* David : il ne s'agit pas de Fitoussi. A ma connaissance, il n'a pas grand'chose a voir avec ces chiffrages. Une bonne part de l'Ofce penche a gauche, voire nettement a gauche, tout le monde le sait et personne ne s'en cache. Ce n'est d'ailleurs pas un probleme, puisque (voir la phrase precedente).
* Je vous signale que Daniel Schneidermann, sur France 5, a consacre une partie de son emission au chiff. des prog., avec citations de tous les suspects habituels :
http://www.france5.fr/asi/008182/23/141611.cfm
Rédigé par : Bernard Salanie | 03 mars 2007 à 09:27