Francois Lévêque publie dans le Monde un point de vue intéressant sur l'augmentation à venir du prix de l´électricité pour le consommateur francais. Ses arguments sont très convaincants ; je voudrais juste en ajouter un, plus général. Quand l'Etat doit-il subventionner la consommation d'un produit, tel que l´électricité, ou peut-être le logement ? Il y a plusieurs réponses, pas nécessairement exclusives. La première est "paternaliste" : tout comme le tabac ou le crack sont de "mauvais" produits, dont les consommateurs ne percoivent pas clairement tous les inconvénients (personnels ou sociaux), le logement ou l´électricité sont de "bons " produits dont les consommateurs ne percoivent pas bien tous les avantages, p. ou s. Pour le logement par exemple, on pourrait arguer qu'un quartier aux logements attrayants est plus susceptible d'engendrer des "effets externes positifs", à travers par exemple une criminalité plus faible. Pour l´électricité, c'est plus délicat... sauf bien sûr à recourir à l'argument massue selon lequel les parents des classes défavorisées se soucient moins du confort de leurs enfants que l'Etat.
Il reste l'idée qui est sans doute à la base du désir de maintenir des prix bas pour l'électricité : la crainte que si ce n'est pas fait, certains ménages (les plus pauvres) ne puissent se chauffer, s´éclairer, etc. Plus généralement, on peut faire appel à un résultat d'économie publique ancien, puisqu'il remonte à Ramsey en 1927. Frank Ramsey (1903-1930) était un de ces personnages mythiques, le "génie trop tôt disparu ", un peu comme Galois. Il a écrit des choses fondamentales en logique mathématique et en probabilités (dire d'expert), et pour ce qui nous concerne, deux articles, en 1927 et en 1928, qui ont suffit pour en faire un des grands contributeurs à la théorie économique.
L'article sur "la théorie de l´épargne" que Ramsey publia en 1928 est bien plus que cela ; mais celui qui m'intéresse porte sur la théorie de l'impôt. Dans cet article, Ramsey pose les fondements de ce qu'on a ensuite appelé "optimal taxation" (voir le livre de votre serviteur, bien sûr...). La question posée est simple, en apparence. Supposons que l'Etat doive prélever 500 milliards d'euros, pour assurer ses fonctions régaliennes, construire des ponts, etc. Il peut le faire de très nombreuses facons, en taxant les revenus du travail, les dividendes, les biscuits pour chiens, le logement, l´électricité... quelle est la meilleure solution ?
Et d'ailleurs, que signifie "meilleure" dans cette phrase ? Il y a beaucoup de définitions possibles. On peut considérer qu 'un impôt est bon parce qu'il est facile à collecter (les libéraux facon Buchanan diraient que c'est un mal puisque le gouvernement risque d'en abuser...), qu'il est difficile de frauder, et bien d'autres choses parmi lesquelles la théorie de la fiscalité optimale n'en retient que deux, ultra-classiques en économie :
- l'équité: la plupart d'entre nous pense qu'il est souhaitable de réduire les inégalités entre les niveaux de vie des différents membres de la société, mais sans trop nuire à....
- l'efficacité : comme les impôts ont pour assiette des transactions entre agents économiques (de l'achat d'une banane à la décision de devenir footballeur), ils affectent les décisions que prennent ces agents.
La présomption générale des économistes est que jusqu'à un certain point, il faut arbitrer entre efficacité et équité. (Ce n'est pas toujours le cas, voir ma brillante discussion de la courbe de Laffer dans le Livre, mais assez de digressions). Certains impôts le font mieux que d'autres. Ramsey et ceux qui l'ont suivi, comme Peter Diamond et Jim Mirrlees en 1971, ont démontré un résultat qui peut s'exprimer ainsi :
les impôts prélevés sur les différents biens de consommation doivent aboutir à décourager la "consommation sociale" du même pourcentage.
Je vous épargne les caveats d'usage, mais c'est l'idée générale, à une réserve très importante sur laquelle je reviendrai.
Que signifié-ce, me direz-vous ? Définissons les termes : le découragement dont il est question est simplement la baisse de la consommation, pas de surprise ici. La "consommation sociale" de bananes (par exemple) est la vision de la consommation que peut avoir le "planificateur bienveillant" qui n existe que dans les rêves des économistes : c'est une moyenne des consommations de bananes des différents acheteurs, pondérée par un facteur qui tient compte du fait que prendre une banane à un riche pour la donner à un pauvre est une bonne chose, du strict point de vue de l´équité.
(Exemple numérique : supposons que "la société" ait déterminé que de son point de vue, il est équivalent de donner 4 euros à Johnny ou 1 à Bernard. Alors si Bernard consomme 6 bananes et Johnny 16, la "consommation sociale est la moyenne de 6 divisé par 1 et de
10 divisé par 5, soit (6/1+16/4)/(1/1+1/4)=10/(5/4)=8, celui-là m'aura fait souffrir).
Décourager égalment les consommations sociales a donc un premier aspect, redistributif : si la part des pauvres dans la consommation d´électricité est plus élevée que leur part dans la consommation de champagne, alors le champagne doit être imposé plus lourdement que le kWh., disons à un taux de 20% contre 10%.
Ce premier facteur est au fondement des "plages de TVA" : les achats de luxe (un concept que l'amélioration du niveau de vie rend de plus en plus périmé) sont bien taxés plus lourdement que les consommations courantes, et a fortiori que les achats de première nécessité. Mais ce n'est pas le seul aspect à prendre en compte. Supposons que la demande de champagne soit très sensible à son prix, beaucoup moins que la demande d´électricité ne l'est au prix du kWh ; pour fixer les idées, disons qu'une augmentation de 10% du prix du champagne réduit le nombre de magnums achetés de 20%, tandis qu'une augmentation de 10% du prix du kWh ne réduit la consommation d´electricité que de 2%. Alors pour "décourager" la consommation sociale d´électricité d'un pourcentage donné, il faudra la taxer 10 fois plus lourdement (en gros) que celle de champagne...
Si on combine le facteur 20/10=2 obtenu dans le pénultième paragraphe et le facteur 1/10 du dernier paragraphe, alors dans cet exemple volontairement caricatural, Ramsey-Diamond-Mirrlees nous suggéreraient en fait de taxer l´electricité à un taux 10/2=5 fois plus élevé que le champagne. Diantre ! Bien sûr, ceux qui pensent que les pauvres arrêteront d'acheter de l´electricité si elle est trop chère supposent implicitement qu'en-dessous d'un certain niveau d erevenu au moins, la demande d´electricité devient très sensible à son prix---la demande de champagne aussi sans doute, mais cela compte beaucoup beaucoup moins puisqu'elle est probablement très faible à ce niveau. Dans ce cas , raisonnable, les deux facteurs iraient dans le même sens et il faudrait effectivement taxer l´électricité à un taux très faible.
"Taxer", ai-je écrit, mais je parlais de "subventionner" plus haut... mais en fait, on peut aussi fixer un impôt proportionnel sur tous les revenus à un taux arbitraire, ce qui aboutit à taxer tous les achats au même taux. Alors un impôt de 10% sur l´electricité et de 30% sur le chanmpagne pourrait aussi s'interpréter (au hasard) comme un impôt sur le revenu de 15% assorti d'un impôt sur les achats de champagne au taux de 30-15=15% et d'une subvention de 15-10=5% sur le kWh.
Donc il faut continuer à subventionner l´électricité et Lévêque a tort ? Not quite. En fait, ce résultat s'effondre si on prend en compte la possibilité qu'a l'Etat d'imposer les revenus à des taux gradués. Tony Atkinson et Joe Stiglitz ont montré en 1976 que sous certaines hypothèses, le système fiscal qui arbitre le mieux entre équité et efficacité ne doit pas distinguer entre les consommations. Peu importe que le champagne soit plus souvent
consommé par les riches, ou que sa demande dépende plus ou moins de son prix ; il doit être imposé au même taux que l´électricité. Pour dire les choses autrement, la TVA ne devrait avoir qu'un taux, le même pour tous les achats.
Etonnant, non ? comme disait le regretté M. Cyclopède. Taxer le champagne des riches pour payer des kWh aux pauvres paraissait pourtant être une idée "sociale"... mais si on veut redistribuer, l'impôt sur le revenu est fait pour cela. La France a choisi d'avoir un impôt sur le revenu à la fois très peu rentable---il rapporte deux ou trois fois moins que dans les autres pays riches---et très concentré puisque 90% des Francais y consacrent moins de 10% de leurs revenus. La CSG est venue changer la donne sur le premier point, mais pas sur le second : elle rapporte aujourd'hui plus que l'impôt sur le revenu, mais sans guère redistribuer. En revanche, nous "compensons" par un système très opaque de transferts, de subventions et de surtaxes. Atkinson et Stiglitz nous disent que c'est une idée discutable, au moins ; j'ajouterai que le débat démocratique sur la redsitribution y perd beaucoup.
Une question un peu décalée par rapport au sujet de la fiscalité : quelle est la définition du coût de développement de 40 à 45 euros/MWh vs. le coût de production de 8 euros/MWh dans l'article de F.Lévêque?
Avec l'ouverture du marché, certains redoutent une hausse des prix, parce que notre coût de production (nucléaire) est en-dessous du marché (largement fossile). Mais il y a une grosse faille dans ce raisonnement : le coût de production n'est qu'une partie de la facture, et tout le reste devrait baisser car la concurrence incitera EDF à devenir une entreprise plus efficace. Pour savoir si le bilan sera une hausse ou une baisse, il faudrait déjà savoir quelle part la production représente sur notre facture.
J'ai à l'esprit le cas des telecoms où le prix d'un abonnement ADSL (30 à 50€ par mois) se partage ainsi :
- environ 10€ pour la ligne de cuivre, prix réglementé pour cause de monopole naturel, qui a un peu augmenté suite à l'ouverture (parce qu'auparavant subventionné par le prix élevé des communications, notamment sur le marché entreprises)
- environ 20 à 40€ pour le reste (accès à Internet, téléphonie, télévision, facturation, marketing, assistance utilisateurs), prix libre qui a considérablement baissé grâce à une forte concurrence sur le marché
Rédigé par : Gu Si Fang | 13 janvier 2007 à 05:10
Une question en passant : Pourquoi parlez-vous de votre livre (au singulier) alors que même la bibliothèque de l'X, rarement en pointe, en a trois ?
Rédigé par : Jean Virmont | 13 janvier 2007 à 06:02
J'aime beaucoup lire Ramsey. Je suis toujours gêné lorsqu'on n'inclut pas, dans sa contribution à la pensée économique, son essai "Truth and Probability". C'est essai ne présente pas seulement la notion de probabilité subjective avant à peu près tout le monde, mais il inclut également une axiomatisation complète de la théorie de l'espérance d'utilité qui précède d'une bonne décennie celle de VNM. Cette contribution est à la base de bien des modèles que nous développons.
Rédigé par : Patrick González | 13 janvier 2007 à 11:00
* GSF : le coût de développement dont parle Lévêque est sans doute l'amortissement des frais de construction des centrales.
* JV : je suis un auteur recidiviste, j'en ai peur...mais "le Livre" est par definition celui dont emane le titre de ce blog.
* Patrick : quite right. Mais la theorie de la decision, ce n'est qu'entre autres de l'economie.
Rédigé par : Bernard Salanie | 13 janvier 2007 à 11:25
La question posée par GSF paraît fondamentale. Le (bas) prix de l'électricité payé à EDF actuellement comprend-il le futur renouvellement des centrales françaises, notamment nucléaires ? Evalué comment ? Quelle proportion de la facture ?
Rédigé par : Jean Virmont | 15 janvier 2007 à 02:07