C'est une tarte à la crême du discours commun ; et il est vrai qu'il est facile, sur une question donnée, de trouver deux économistes qui auront une position opposée. On peut aussi trouver des climatologues qui pensent que le réchauffement climatique est un mythe, ou tout au moins son origine humaine---mais ils sont très minoritaires. Y a-t-il une "majorité" parmi les économistes, et que pense-t-elle ? Faisons donc comme Emmanuel K, qui aimait publier de courts textes comme
Sur le dicton : "cela peut être juste en théorie, mais ce n'est d'aucune utilité pratique" (1793)
(A méditer, entre autres :
276.Thus nobody can claim to be proficient in a science and yet disdain its theory without revealing himself to be an ignoramus in his area; for he believes that he can go further by stumbling about in experiments and experience---without putting together certain principles (which properly make up what one calls theory) and without having an overview of his business (which, when pursued properly, is what is called a system)---than theory will allow him to go.
...et je n'ai que le texte anglais, désolé).
Donc, attaquons-nous au dicton qui fait notre titre. Les attitudes des économistes américains ont fait l'objet d'études plus nombreuses ; je me cantonnerai donc à cette tribu. Victor Fuchs, Allan Krueger et Jim Poterba ont publié l'une des plus intéressantes études dans le Journal of Economic Literature en 1998. Elle commence par rappeler la célèbre boutade de Churchill :
Winston Churchill is supposed to have complained that whenever he asked Britain's three leading economists for advice about economic policy, he received four different opinions, two from John Maynard Keynes.
Harry Truman, quant à lui, recherchait un économiste manchot qui ne pourrait pas lui dire "on the one hand...but on the other hand..." Les divergences des économistes ont bien sûr une certaine utilité pour la classe politique, qui peut ainsi être à la fois libre ("les économistes ne sont pas d'accord") et irresponsable ("le problème était si compliqué que les économistes n'étaient pas d'accord"---j'admets que ce dernier argument est moins crédible). Mais revenons-en à FKP. L'originalité de leur étude était double :
- ils ont choisi des questions de nature normative ("que devrait-on faire ?"), dans les domaines politiquement chargés de l'économie publique et de l'économie du travail
- pour essayer d'expliquer les réponses, ils ont également posé des questions de nature positive ("quelle est d'après vous l'élasticité de la demande de travail non qualifié ?") et tout bonnement de positionnement politique.
Les résultats étaient un peu déprimants. On demandait aux répondants (pris parmi les spécialistes de ces deux disciplines dans le top 40 des départements d'économie aux Etats-Unis) de se placer sur un axe allant de zéro à cent pour chaque question. S'ils s'étaient positionnés au hasard, la moyenne serait bien sûr de 50, et la dispersion (écart-type) de 50 environ. La moyenne est parfois nettement supérieure ou nettement inférieure à 50, selon les questions ; mais l'écart-type dans cette enquête est souvent... proche de 30 !
Prévenons les sarcasmes : un écart-type proche de ce qu'on obtiendrait avec des réponses tirées au hasard ne signifie pas que les économistes sont des mécanismes aléatoires---quelle horreur. Par exemple, si une moitié se positionnait à 40 et l'autre à 100, l'écart-type serait exactement de 30 ; mais la moyenne serait de 70, loin vers la droite de l'axe---et aucun économiste ne serait "`a gauche". Néanmoins, ce résultat suggère que les préconisations des spécialistes sont très dispersées dans ces deux domaines.
Deuxième résultat, classique celui-là : les économistes sont "surconfiants" (overconfident) : ils n'hésitent pas à citer des chiffres précis pour des paramètres qui ne sont en fait connus qu'avec une bonne dose d'incertitude. Mais tous les experts font cela, et les économistes ne péchent pas vraiment plus que les autres.
Le troisième résultat était le plus inquiétant ; il montrait que sur une question comme "faut-il augmenter ou réduire le salaire minimum ?", les positions des spécialistes étaient essentiellement déterminées par leurs choix politiques. Ainsi, la question 4 proposée aux économistes du travail leur demandait s'ils étaient favorables à une augmentation du salaire minimum fédéral de 4,25 dollars/heure à 5,15 en deux ans. La réponse moyenne est de 53 (et la médiane de...50), si bien que les spécialistes étaient en moyenne centristes, là encore avec une forte dispersion. Mais surtout, les régressions de FKP montraient que ce n'était pas leur perception des effets économiques d'une telle hausse du salaire minimum (sur l'emploi, sur le salaire, etc) qui séparait les spécialistes, mais bien leurs positions politiques globales.
Evidemment, ce peut être simplement l'effet de préférences plus ou moins fortes pour la redistribution de revenus vers les bas salaires---il y a peut-être mieux à faire, mais c'est une autre histoire. Peut-être les économistes du travail des "top 40" ne sont-ils pas non plus représentatifs des économistes américains : ils ne sont que moins de 200---et seuls 65 ont répondu, sans garantie qu'eux-mêmes soient représentatifs de ces 200. L'American Economic Association, par exemple, a environ 20 000 membres.
Robert Whaples publie dans Economist's Voice les résultats d'une étude portant sur 210 membres de l'AEA tirés au hasard. Là encore, seuls 40% ont répondu, ce qui entraîne les réserves d'usage. Comme dans toutes les enquêtes, les économistes sont massivement (à 90% !) favorables à un libre-échange vraiment très libre. Seul un tiers est favorable à l'abolition de l'impôt sur les successions---c'est moins que le public américain. Ils sont aux deux-tiers favorables aux "vouchers" (chèques-éducation), un peu plus que le public. Déception : ils sont peu nombreux à craindre un effet massif du réchauffement global sur le PIB américain (c'est une question assez ambigue, puisque les Américains ne seront probablement pas les plus touchés).
Mais revenons-en au salaire minimum : parmi les options proposées, l'éliminer/le laisser au même niveau/etc, c'est la première qui paraît la plus populaire dans cet échantillon: près de la moitié des répondants voudraient supprimer le salaire minimum, contre un tiers qui veulent qu'on l'augmente---et juste un répondant qui voudrait le réduire, apparemment ! (NB : 2006 n'est pas 1998, et le salaire minimum n'a pas augmenté depuis cinq ans). Il semble que les spécialistes ne soient pas vraiment représentatifs sur ce type de sujet. Interprétation rose : ils sont plus compétents ; interprétation noire : ils n'auraient pas choisi ce type de sujet s'ils n'avaient pas déjà un "concernement" élevé...d'un côté ou de l'autre. Une expérience, vite ! Je propose qu'on alloue les nouveaux PhD de manière aléatoire entre les spécialités (mais pas entre les universités, tout de même).
"Les
L'une des difficultés ne vient-elle pas de ce que l'économie est une discipline qui traite d'un très grand nombre de sujets. Le spécialiste de l'économie de l'environnement peut avoir sur le salaire minimum une opinion à peine plus éclairée que le grand public (et, bien sûr, vice-versa). Pour ce qui est de l'environnement, il serait intéressant de voir si le jugement des économistes évolue comme celui de l'opinion qui semble prendre ces jours-ci conscience aux Etats-Unis du problème.
Rédigé par : Bernard Girard | 04 décembre 2006 à 01:36
bonjour, une autre étude, réalisée en 2003 sur un échantillon de 264 membres de l'AEA, aboutit à des conclusions un peu différentes: Cf. ce CR: http://antisophiste.blogspot.com/2006/10/les-conomistes-et-le-march.html
Rédigé par : L'Antisophiste | 04 décembre 2006 à 14:13
Le seul point sur lequel tous les économistes s'accordent, c'est justement qu'ils ne sont d'accord sur rien...
Rédigé par : olyvyer | 05 décembre 2006 à 09:39
Personne ne s'est lancé dans une taxonomie ou une systématique des économistes ?
Rédigé par : Glob | 07 décembre 2006 à 14:19
Un petit détail sur votre traduction du titre de Kant (le texte est excellent, paru en GF pour ceux que ça intéresse, dans le recueil Théorie et Pratique).
Ueber den Gemeinspruch : Das mag in der Theorie richtig sein, taugt aber nicht für die Praxis.
"cela peut être juste en théorie, mais ce n'est d'aucune utilité pratique" (1793)
Il me semble que le verbe taugen doit plutôt être traduit par "cela n'a aucune valeur pratique", valeur étant entendu au sens de valeur DE VERITE.
A votre décharge, cela n'a aucune influence sur le reste du billet, qui est très bon.
A votre décharge (2), les titres de Kant, en plus d'être lng et peu compréhensibles, sont souvent très difficile à traduire (le meilleur exemple étant le Zum ewigen Frieden, qui est tout sauf un projet)
Rédigé par : gotta fix this kant | 09 décembre 2006 à 18:12
Danke sehr! Mein Deutsch ist ein bisschen rusty...
Rédigé par : Bernard Salanie | 09 décembre 2006 à 19:58
La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne.
La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi.
Ici, on a réunit la théorie et la pratique: rien ne fonctionne, et personne ne sait pourquoi.
Rédigé par : JaK | 11 décembre 2006 à 15:10
Post extrémement intéressant, et d'ailleurs je serais curieux d'en savoir un peu plus pour faire avancer mes propres recherches...
Est-ce que vous auriez par hasard la référence exacte de l'article de Fuchs, Krueger et Poterba dans le Journal of Economic Literature, et, par miracle, un lien vers l'article?
Rédigé par : Jérémy | 13 décembre 2006 à 11:45
Journal of Economic Literature, 1998, volume XXXVI, number 3, pp. 1387-1425
Revue disponible on-line avec un embargo de 2 ans
Rédigé par : olivier | 18 décembre 2006 à 06:30
Merci Olivier!
Rédigé par : Jérémy | 18 décembre 2006 à 07:40