Comme j'essaie de l'expliquer à mes étudiants, Donald (puis Deirdre) McCloskey a raison sur un point important : pour se vendre, la rhétorique compte---et trouver un titre accrocheur a une grande importance. Je suis un peu en panne aujourd'hui... mais les quatre éléments du titre ont un lien, jugez-en.
La Théorie Générale de Keynes (1936) a pas mal perdu de son éclat aujourd'hui. Keynes, peut-être le plus grand des rhétoriciens de l'économie, espérait avoir démontré (en tout cas, c'est une interprétation) que si la demande était insuffisante, l'économie pouvait restée coincée dans une situation de sous-emploi durable. Sa construction tenait un peu à des bouts de ficelle ; mais les outils de base sont demeurés, au moins en sont ce qui concerne les praticiens. Joan Robinson, puis les post-keynesiens, ont une autre interprétation, fondée notamment sur l'article que Keynes a publié en 1937 dans le Quarterly Journal of Economics : il aurait surtout voulu montrer que dans un monde où règne l'"incertitude radicale" (Keynes était un probabiliste frustré), les esprits animaux des investisseurs, des épargnants et des chefs d'entreprise rendraient l'économie trop instable---suscitant le besoin d'un Etat coordinateur fort, style Etat français nationalisant les banques et les fleurons de notre industrie en 1981.
C'est ce Keynes qui figure dans mon titre. Prenons les bulles boursières, comme l'envolée des cours des "dotcoms" à la fin des années 90, avec cette définition limpide que j'emprunte à l'Economie sans tabou (toujours disponible, me dit-on ! Hâtez-vous, il arrive que les stocks brûlent, comme les stocks de missels en latin après Vatican II---mais c'est une autre histoire) :
Une bulle naît lorsque les spéculateurs achètent des titres en anticipant une vague d’achats, et donc en prévoyant que ces titres doivent s’apprécier.
Un élément important des bulles est leur caractère autoréalisateur : les achats suscités par une anticipation d'appréciation soutiennent les cours, et confirment (pour un temps) les spéculateurs dans leur optimisme. Robert Merton (le père), le grand sociologue de Columbia---un endroit décidément très distingué---a inventé le terme de self-fulfilling prophecy : prophétie auto-réalisatrice pour décrire cette classe de phénomènes. Deux sur quatre ! Mais Dumas et les ours ? Ils arrivent. Montréal, où j'étais la semaine dernière, regorge de libraires d'occasion. Au coin de Sherbrooke et de Saint-Denis, je me suis laissé aller et suis ressorti assez chargé, notamment d'un Alexandre Dumas père visiblement alimentaire : Voyage en Russie: de Paris à Saint-Pétersbourg. Pas de quoi ameuter les foules, sauf pour cette jolie description du "mythe du quarantième ours", qui comprend tous les éléments de la prophétie autoréalisatrice---avec un dernier paragraphe qui contient un corollaire intéressant. Enjoy:
Ne croyez pas que nous en ayons fini avec les ours.
Non, il me reste a vous parler de l'ours fatal, du seul ours qui soit véritablement à craindre pour un chasseur, si courageux ou si habile qu'il soit.
Il me reste à vous parler du quarantième ours. On peut tuer trente-neuf ours sans attraper une égratignure, mais le quarantième ours vengera les trente-neuf premiers.
C'est une croyance tellement répandue en Russie, que le plus hardi, le plus habile, le plus adroit chasseur, qui n'a pas sourcillé aux trente-neuf premiers ours, n'attaquera le quarantième qu'en tremblant.
Or, attaquant le quarantième ours en tremblant, il manquera le quarantième ours et le quarantième ours ne le manquera pas.
Il faut bien qu'il y ait quelque chose de vrai là-dedans, puisqu'il y a, en Russie, vingt, trente, cent chasseurs peut-être, qui ont été tués leur quarantième ours.
Une fois le quarantième ours tué, le chasseur russe, s'il a l'habitude de chasser l'ours au couteau, l'attaquera avec un canif ; s'il a l'habitude de le chasser avec la carabine, il le chassera avec un pistolet de poche.
heu " Mais Dumas et les loups ? " y a pas de loup dans l'histoire ?? A moins que les self fulfilling prophecies aient aussi le pouvoir de changer les loups en ours ?
Amicalement,
Fred
Rédigé par : jouneau-sion fred | 27 novembre 2006 à 15:53
Cher B.S, quel effet ça fait d'être cité comme "excellent économiste" par Gary Becker ?
Rédigé par : Xavier | 27 novembre 2006 à 18:24
Frédéric : merci, je change les loups en ours "on the double".
Xavier : comment, vous aviez des doutes ? :-)
(Xavier fait référence au blog de Becker et Posner :
http://www.becker-posner-blog.com/archives/2006/11/on_raising_the.html )
Rédigé par : Bernard Salanie | 27 novembre 2006 à 20:19
Que vous soyez un excellent économiste, je n'en doutais point. Mais que Gary Becker trouve le moyen de le signaler sur son blog, j'avoue que j'avais plus de doutes :)
Rédigé par : Xavier | 28 novembre 2006 à 12:55
Puisque vous citez votre (premier ?) livre, et bien que ce ne soit pas le sujet de cette discussion, je me permets de vous faire part de la perplexité dans laquelle m’avait plongé la lecture de votre plaidoyer pour le libre échange (p.114 à 120).
J’ai eu la curiosité de refaire le calcul en supposant que le Monde dispose de 6 heures au lieu de 12. Oh surprise : dans ce cas la France PERD au libre échange ! Elle ne dispose que de 1,8 pains au lieu de 2,4 en autarcie.
Pour une valeur quelconque x du rapport du nombre d’heures Monde au nombre d’heures France (x = 2 dans votre cas), on trouve que :
Premier cas : x inférieur à 4/3 : la France est perdante (moins de pain), le Monde restant gagnant (plus de vin).
Deuxième cas : x compris entre 4/3 et 8/3 : les deux sont gagnants.
Troisième cas : x supérieur à 8/3 : le Monde est perdant (moins de vin), la France restant gagnante (plus de pain).
La raison est claire : dans le premier cas le Monde ne dispose pas d’assez d’heures pour produire seul le pain qui était produit par les deux en autarcie ;. Dans le troisième cas, même chose pour la France et le vin.
Que peut-on en déduire ? Que le libre échange n’est pas forcément bénéfique pour les deux partenaires, apparemment.
Dans le premier cas, la France, qui a l’avantage comparatif et donc sans doute politique, doit réussir à s’opposer au libre échange pain-vin.
Dans le troisième cas, la France doit de même réussir à imposer le libre échange : cela ne ressemblerait-il pas aux relations Angleterre-Inde au 19e siècle ?
Je n’ai pas essayé de faire varier d’autres paramètres. J’imagine que, depuis le temps qu’on étudie le libre échange, ces observations ne sont pas un scoop.
Dans l’attente de vos commentaires…
Rédigé par : Jean Virmont | 30 novembre 2006 à 11:45
Jean Virmont : Vous commettez une erreur (tout à fait excusable pour un non-économiste) en résolvant le modèle. Bienvenue dans le monde merveilleux des "solutions en coin" ...
Reprenons. Notons P=(prix du pain)/(prix du vin) le prix relatif du pain à l'équilibre. Si P>1, la France ne produit que du pain ; si 1>P, elle ne produit que du vin ; si P=1, elle est indifférente entre produire du pain et produire du vin. Il en va de même pour le reste du monde, en remplaçant 1 par 1/2. Alors P est compris entre 1/2 et 1. En effet, si P était strictement inférieur à 1/2, la France et le reste du monde voudraient produire uniquement du vin ; les marchés ne seraient pas équilibrés, puisqu'il y aurait alors excès d'offre de vin et excès de demande de pain. Le prix relatif du pain devrait alors augmenter pour apurer les marchés. De même si P>1, tout le monde produit du pain, ce qui ne peut être un équilibre.
Supposons que 1>P>1/2. La France produit du vin tandis que le reste du monde produit du pain. Après avoir écrit les balances commerciales et les relations d'équilibre sur les deux marchés, et après quelques calculs, on trouve P=4/3. C'est une contradiction avec l'hypothèse initiale 1>P>1 : si P=4/3, la France veut produire du pain et non pas du vin.
Il reste alors deux solutions : P=1/2 et P=1. Vous pouvez vérifier par vous-même que P=1/2 ne peut être un équilibre. Après quelques calculs, vous trouvez que P=1 est un équilibre (il faut bien utiliser le fait que la France est indifférente entre produire du pain et produire du vin) : la France produit 27/5 vins, 3/5 pains, consomme 18/5 vins, 12/5 pains. Le reste du monde produit 3 pains, il consomme 9/5 vins et 6/5 pains. La France ne gagne donc rien au libre-échange, mais elle n'a rien à y perdre non plus. En revanche le reste du monde gagne très clairement : il peut consommer 2 fois plus de vin.
Rédigé par : Nicogeek | 01 décembre 2006 à 17:30
Nicoqeek : Merci pour la correction. Très intéressant.
Le bilan est quand même négatif pour la « France » si on tient compte des coûts de reconversion. La proportion des « agriculteurs » français passe de 40% à 10%, pour un résultat nul. D’où plusieurs questions :
Est-ce un résultat général que, dans le libre échange il n’y a que deux situations possibles : (1) deux gagnants, (2) un gagnant et un « nul » ?
Dans la réalité, peut-on dire quelque chose sur la fréquence du deuxième cas par rapport au premier ? Peut-on donner des exemples du deuxième cas ?
Rédigé par : Jean Virmont | 03 décembre 2006 à 05:04
Excellente réponse de Nicogeek, merci ! En ce qui concerne la deuxième question de Jean V : il ne peut y avoir des "solutions en coin" dans l'exemple de mon livre, recalibré par Nicogeek et vous, que parce que j'ai utilisé des "proportions fixes". Si l'on voulait être plus réaliste, il faudrait prendre en compte l'existence de rendements décroissants dans la production du vin et du pain, en France comme dans le Monde. Alors la France et le Monde gagnent tous deux, sauf dans des cas sans extrêmes.
Pour comprendre la généralité de ce résultat, il suffit d'imaginer une expérience par la pensée où les économies de la France et du Monde fusionnent : aucun obstacle, douanier ou autre, ne s'oppose à ce que les Français achètent du vin mondial, etc. Il y avait auparavant deux économies de marché séparées. Par hypothèse, chacune de ces deux économies fonctionnait de manière parfaitement concurrentielle et exploitait donc ses ressources disponibles (sa main-d'oeuvre, dans cet exemple archi-simple) au mieux de ses possibilités : pas moyen de les redéployer afin d'augmenter la satisfaction matérielle des Français en France, ou des Mondiaux dans le Monde. Mais voilà que nous avons une grande économie de marché unifiée. Toujours par hypothèse, elle fonctionne aussi de manière concurrentielle et exploite donc la main d'oeuvre totale (France + Monde) de manière à satisfaire au mieux les consommateurs dans leur ensemble. En général, chacun en bénéficiera, pour la même raison que chacun d'entre nous bénéficie de la possibilité d'échanger avec d'autres consommateurs-producteurs. Le raisonnement est exactement identique : la division du travail apporte ses merveilles au niveau international comme à l'intérieur d'un village africain isolé.
Donc, la France bénéficie à l'ouverture des frontières, ses partenaires aussi. Ceci ne veut pas dire que certains Français n'y perdent pas : ceux qui bénéficiaient auparavant d'une "rente de rareté" vont devenir moins rares, et vont y perdre. Mais ceux qui y gagnent peuvent (théoriquement !) indemniser ceux qui y perdent, et continuer à en tirer un gain positif. Tout ceci est magistralement exposé dans EST :-)
Rédigé par : Bernard Salanie | 03 décembre 2006 à 09:48
Bernard Salanié : Vous écrivez que « en général, chacun en bénéficiera » (du libre échange). Oui, mais encore ? . L’un des intérêts de votre modèle de libre échange est de permettre d’aborder l’aspect quantitatif du libre échange. Deux questions m’intéressent : quel est le gain pour l’ensemble des consommateurs ? Comment est-il réparti entre les deux ensembles (France et Monde) ? Dans ce texte je me limite à la première question.
Pour me faire une idée de ces aspects quantitatifs, j’ai fait divers calculs en brodant autour du modèle proposé, en faisant varier divers ingrédients : la main-d’œuvre disponible dans le Monde ; les productivités relatives Monde/France pour le pain et le vin. ; les préférences du consommateur, soit en valeur, soit en volume.
Choisir des préférences exprimées en volume (avoir 0.4 pains et 0.6 litres de vin) permet de mieux séparer les différentes étapes : recherche d’une production globalement optimale ; fixation des prix qui permet de la réaliser dans l’intérêt du producteur ; équilibre des échanges qui définit de gain respectif des consommateurs de France et du Monde.
Je définis le gain global pour les consommateurs comme l’augmentation moyenne des 4 consommations (pain et vin, France et Monde). Dans le cas traité dans votre livre., ce gain est de 21%, ce qui paraît bien modeste si on compare d’une part à l’évolution historique de la productivité et d’autre part au fait que, pour obtenir ce gain, il faut reconvertir 60% de la population du « Monde » et 40% de celle de France. Tout ça pour ça ?
On observe que les préférences en volume conduisent pratiquement au même résultat. Il faudrait augmenter beaucoup le rapport des productivités relatives pour avoir un gain plus important : par exemple, si on avait pour le Monde 4h pour le vin et 1h pour le pain (toujours avec 1h pour chaque en France), on obtiendrait un gain de 50%.
Je n’en conclus évidemment pas qu’un effort d’augmentation de la productivité pourrait avantageusement remplacer le libre échange. Mais je pense qu’il faut considérer le libre échange avec quelque circonspection et prendre en compte l’aspect temporel des choses, plus sans doute que vous ne le faites dans votre livre.
Le libre échange parait donc surtout intéressant s’il favorise une augmentation future de productivité, point que vous évoquez. L’ouverture du marché est-elle toujours favorable à cette augmentation ? Sans doute pas toujours si elle est trop brutale. Si elle ruine par exemple des masses d’agriculteurs dans des pays où le soutien à la reconversion est inexistant. La libre circulation des capitaux est-elle la seule à mettre éventuellement en cause ?
Il faudrait aussi voir si l’avantage comparatif est destiné à être durable, donc si le coût de la reconversion est un investissement rentable.
Rédigé par : Jean Virmont | 19 décembre 2006 à 15:22
Jean, l'augmentation de la productivite est toujours souhaitable (si elle est obtenue a un cout raisonnable bien sur). Mais on n'a pas a choisir entre le comnmerce international et les augmentations de la productivite : leurs bienfaits s'additionnent ! Le libre echange est un gain de productivite au niveau mondial, qui beneficie a chaque pays---cela peut se formuler en termes mathematiques. Un pays dont la productivite augmente de 2% par an et qui gagne 20% en plus grace aa liberation des echanges gagne en fait dix ans de croissance. Est-ce peu ? Bien sur, il y a des couts d'ajustement. Il y en a aussi a chaque fois qu'un processus de production en remplace un autre, ou qu'un nouveau produit est adopte par les consommateurs. Nous ne figeons pas la technologie pour autant, parce que nous avons decide que le jeu en valait la chandelle.
Rédigé par : Bernard Salanie | 20 décembre 2006 à 05:48
A l'époque des Expositions Universelles, la science des monstres, née du Grand Guignol (c'est le nom d'un genre, l'équivalent au théâtre des romans de Huyghens, rien de péjoratif à celà) s'était beaucoup démocratisée.
L'hybridation de Keynes et de Robert K. Merton, même à l'époque des OGM, est remarquable en cela. La Théorie Générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie couplée à la Théorie Sociale et Structurelle ... c'est plus qu'un choc générationnel ou qu'un choc de cultures, c'est LE choc.
Et cela ne manque pas d'un certain humour.
L'"innovation" sociale viendrait en quelque sorte au secours d'une demande essoufflée qui pourrait s'auto-entretenir par ses propres déclarations.
Si on aime les définitions limpides, on reste effectivement sur sa faim.
Mais si on aime l'exegèse, on peut dire bien des choses, ma foi.
D'abord on peut dire simplement qu'une demande essoufflée qui s'auto-entretient, cela s'appelle une bulle spéculative. D'ailleurs Merton (le fils, du MIT et de Harvard, ... désolé) a été nobélisé à l'aurore de la plus belle de celles du XXème siècle finissant pour ses travaux sur les options. Il y aurait presque quelque chose de freudien là-dedans.
Ensuite on peut se rappeler que Merton (le père) ne s'est pas contenté de définir la self-fulfilling prophecy. Il a décomplexé le délit économique en voyant un débrouillard dans "l'innovateur" qui se donne les moyens financiers d'accéder à une réussite sociale qui lui serait refusée sinon : une sorte de cadre théorique du père pour l'avènement des bonds (et junk bonds)du fils.
Nous avions le père, le fils, manquait donc le Saint Esprit.
Je laisserais pour ma part Mac Closkey avec Dumas et les Ours puisqu'ils ne sont là que pour faire un titre.
Ah ! L'art de la formule : certains vendraient leur âme pour un bon mot ..
Non, décidément, j'apprécie beaucoup l'humour, y compris (surtout!) en économie.
J'ai assisté aujourd'hui à une belle expérience. En voici le protocole :
" Quand on plonge du Keynes dans du Merton (Père ou Fils) ... cela fait ... des bulles ... et des bunds ... et des bunds (au bout du troisième, c'est un rebond) ".
Bien à vous,
http://infonte.over-blog.com/
Rédigé par : Jean-Louis PIERA | 14 février 2007 à 07:11