En saison d'élections, tout le monde prêche les vertus de la "bonne gouvernance", la bouche en cul-de-poule. la main sur le coeur---et les doigts croisés au fond de la poche. C'est une figure acrobatique qu'on ne peut évidemment pas tenir longtemps. Les vicissitudes actuelles d'Airbus nous le rappellent bien tristement. The Economist s'en lèche les babines cette semaine :
The tale is a sorry one: of a Socialist government selling off a state company—Aérospatiale (a leading partner in Airbus)—at a bargain-basement price to a firm belonging to an influential entrepreneur; of his protégés spending more time fighting each other than attacking Airbus's rival, Boeing; and of the new owner baling out at a vast profit, in part by selling shares back to the government, just before the scale of the mismanagement was made public.
Il y a dans l'article de The Economist plus qu'un peu de Schadenfreude. Mais les faits demeurent, dont certains étaient déjà bien connus. Cette histoire prend sa source dans le "et maintenant, on fait quoi ?" auquel a donné lieu la "réussite" du projet Airbus. Je parle de "réussite" entre guillemets parce que la part de marché d'Airbus a été acquise à coup de ces fameuses "avances remboursables" dont le rendement social net n'a jamais été publiquement évalué à ma connaissance. Il s'agit, au minimum, d'une réserve méthodologique de taille, et en tout cas d'un premier rappel de l'extraordinaire opacité de la politique économique en France.
Revenons donc au dilemme qui commence à se poser quand un grand projet industriel public "réussit".Le principal problème consiste à effectuer la transition d'une entreprise soutenue et protégée à une entreprise autonome. On ne peut pas continuer à soutenir l'entreprise à bout de bras, parce que 1) cela devient très difficile à justifier dans les litiges internationaux 2) les dirigeants de l'entreprise se sentent pousser des ailes (c'était facile en l'occurrence, je l'admets). Elie Cohen et Claude Henry, dans un excellent rapport du Conseil d'Analyse Economique en 1997, l'expliquaient très bien :
La réussite du grand projet est la première source de sa banalisation :
les champions nationaux et les exploitants publics qui en sont issus ont
tendance à privilégier leur insertion dans le marché international sur toute
autre forme de considération. Elf-Aquitaine, Arianespace, Alcatel-Alsthom,
France Telecom, EDF, Airbus Industrie, la Snecma, l’Aérospatiale : autant
d’entreprises industrielles ou de services nés du — ou nourris par le —
« grand projet » national, redéployés au niveau européen et qui fondent
leur nouvelle légitimité sur le marché. Mais la réussite peut aussi déboucher
sur la crise. Lorsque l’hybride administration-entreprise malgré la réussite
du passage d’une logique d’arsenal national à une logique d’entreprise
ne parvient pas à faire aligner son statut sur sa réalité économique, alors le
colbertisme high-tech s’inverse terme à terme et mute en interventionnisme
discrétionnaire parasite. Cette inversion a pour effet, dans un système déjà
éclaté, de faire perdre à l’État le soutien de l’élite du secteur.
(En 2000, le CAE avait changé de ton...Airbus était devenu "un succès à l'échelle mondiale"---et en 2006, on attend de voir. Comme disait Montaigne, le monde est une branloire pérenne).
On voit la même chose à l'oeuvre dans l'extravagante histoire EdF-GdF-les ignobles Ritals-Suez-et les prochains sauveteurs désignés. Pourquoi, grands Dieux, EdF devrait-elle sans cesse s'étendre à l'étranger ? Je vois bien le côté excitant pour ses dirigeants, mais en quoi le citoyen français en bénéficie-t-il ? Question liée : pourquoi le PDG d'EdF est-il content quand il peut reverser ses profits excédentaires à l'Etat ? Question corollaire : que faut-il penser de l'efficacité d'un système de taxation des contribuables qui transite par un producteur d'électricité ?)
Revenons-en à Airbus. Les préoccupations des gouvernements français depuis la fin des années 90 ont été d'un très haut niveau, comme on va le voir :
- éviter de voir le rôle des Français dans la direction d'Airbus diminuer, ce qui serait arrivé si les Allemands et les Anglais fusionnés avaient fait bloc ;
- trouver donc, DSK regnante, un partenaire privé en France, présentable et bien en cour : ce sera le groupe Lagardère, dont Noël Forgeard, ancien conseiller de Chirac, est un des dirigeants ;
- éviter de se fâcher avec la famille Lagardère, qui contrôle une part importante des médias français ;
- pour cela, lui consentir un deal exemplaire en lui bradant Aérospatiale ;
- tout faire en catimini en espérant que les journalistes français ne poseront pas trop de questions (là, on peut faire confiance à la corporation) ;
- pour en être tout à fait sûr, garder secret le rapport des commissaires aux comptes qui s'étonnent des conditions consenties à Lagardère ;
- créér ainsi les conditions d'une fusion Aérospatiale-Matra-Daimler-Chrysler dans EADS, applaudie comme toujours par les inconditionnels des "champions nationaux" (devenus "européens", si cela vous semble incompatible avec le premier alinéa, vous n'êtes pas mûrs pour la Haute Politique) ;
- une nouvelle idée se fait jour, une fois que ce montage commence à capoter pour cause de tensions entre les Français et les Allemands, bien sûr, mais aussi côté français, entre les anciens et les nouveaux maîtres à l'intérieur d'Airbus : pourquoi ne pas se lancer dans un affrontement général autour des ambitions personnelles de Noël Forgeard ? Si vous avez admiré la transformation du match Duisenberg-Trichet en enjeu européen majeur, vous connaissez ce genre de mécanique infernale ;
- le lancement de l'A380 fournit le cadre parfait pour que les Atrides s'étripent : toute bonne nouvelle (il n'y en a plus tellement ces jours-ci) est un point marqué pour Forgeard et doit donc être montée en épingle par Chirac, tout incident ou revers sérieux un point contre lui, au grand plaisir de ses nombreux adversaires, de l'intérieur comme de l'extérieur ;
- évidemment, ledit Forgeard, cette perle des élites françaises, prouve son intelligence tactique en vendant 162 000 actions de ses actions d'EADS juste avant qu'Airbus n'annonce des retards dans son programme A380 ;
- panique à bord, mais Lagardère a heureusement (on était inquiet pour lui) retiré la moitié de ses billes ; et qui a acheté ? La Caisse des Dépôts, bien sûr ! Un partenaire parfaitement innocent de toute influence gouvernementale, comme on le voit, et qui commence déjà à provisionner ses moins-values.
Il y a dans cette histoire une bonne partie des turpitudes de la gouvernance à la française, au point que l'on soupçonne nos élites de l'avoir mise en scène pour servir à l'édification des générations futures :
- une remarquable perméabilité entre le privé et le public, au niveau des personnes comme des relations économiques ;
- une totale opacité qui tient à plusieurs facteurs :
- connivence entre gauche et droite dès que l'"intérêt national supérieur" peut être invoqué par l'un ou l'autre ;
- incurie de la plus grande partie de la presse, qui entretient des relations douteuses avec le milieu politique comme avec le milieu économique---et encore plus bien sûr avec les acteurs qui ont toujours bien su mélanger les deux ;
- absence totale d'évaluation des décisions prises.
Voilà un excellent sujet pour les candidat(e)s : non pas la "réforme de l'Etat", sujet typiquement flou qui se réduit habituellement à des réformes du processus budgétaires comme la LOLF (utile mais partielle), ou à des banalités sans conséquences comme "faire moins mais mieux", mais la réforme de la manière dont l'Etat intervient dans l'économie. La brillante idée des "noyaux durs" de Balladur avait tout pour plaire à l'oligarchie dominante : on évoque de hautes considérations sur la nécessité de garantir stabilité et sens de l'intérêt public au sein des entreprises privatisées, ce qui permet de distribuer en douceur des parts importantes à des "actionnaires stables", à bas prix bien sûr puisqu'on leur demande d'être stables et inspirés par l'intérêt public... évidemment, on ne peut choisir les actionnaires stables que parmi des entreprises dirigées par des personnes fiables, des camarades d'Ecole par exemple, ou des amis de toujours qui ont en plus la caractéristique louable de posséder des journaux. Tout cela n'est pas nouveau ; mais c'est justement l'aspect le plus déprimant de l'affaire Airbus.
.PS: Encore une fois, je n'ai rien contre le projet Airbus en particulier. Sur le plan économique, j'ai de nombreuses réserves sur les arguments qui sont invoqués de manière un peu automatique en faveur d'un investissement public massif dans ce type de projet, mais elles sont d'ordre général et peuvent céder devant les chiffres. Mais où sont-ils ? Au cours des années, j'ai discuté de ce sujet avec de nombreux économistes ; je n'en ai jamais rencontré qui possède des éléments de chiffrage. Ceci rejoint le dernier point évoqué ci-dessus...
Je dirais bien merci pour cette synthèse exemplaire, si elle ne me donnait pas envie de pleurer!
Cela met bien en lumière deux défauts du système :
- l'allocation de fonds publics à des projets dont l'utilité n'est pas démontrée, par des gens qui ne portent pas le risque de l'entreprise,
- la connivence entre une grande entreprise politiquement puissante et l'Etat au sens large.
Ces défauts sont bien - à mon avis - des défauts du système plus que des personnes. Si on espère trouver des dirigeants exempts de ces petits travers qui font le charme de la société humaine, c'est raté d'avance. Reste donc à réformer le système, et là il peut y avoir plusieurs approches. Ma préférence irait à une réduction du périmètre de l'Etat, pour les raisons invoquées par M.Friedman (je cite de mémoire) :
"Je n'aime pas particulièrement les grosses multinationales, ni un Etat très puissant, qui sera toujours le meilleur allié des grosses corporations et non un contre-pouvoir chargé d'empêcher les abus."
Rédigé par : Gu Si Fang | 15 novembre 2006 à 02:03
Excellent article, que nous avons hélas peu l'occasion de lire dans les médias traditionnels (le fait que Lagardère en contrôle une partie n'y est bien entendu pour rien, les journalistes vous diront qu'ils savent "prendre le recul nécessaire").
Je vous prie de m'excuser de changer de sujet, mais si vous aviez le temps, compte tenu de votre parcours, pourriez vous Mr Salanié faire un petit billet sur les débats actuels concernant la construction des indices de prix et la mesure de l'inflation ? (peut etre est-ce deja fait)
Ces indices sont assez critiqués ces temps-ci, et ce sentiment de réprobation semble assez partagé, mais il est probable que vous ayiez une vision plus positive de la validité des indices INSEE. Pourriez vous nous dire en quoi ils ne sous-estiment pas la hausse des prix, et en quoi la prise en compte actuelle du poids du logements (faible prise en compte des loyers des locations, non prise en compte des achats) est justifiée (a titre d'exemple, un studio a Paris se loue entre 400 et 700 euros, avec une évolution annuelle assez supérieure à 2%, qui représente donc une fraction importante d'un salaire minimum tournant autour de 1000 euros, et d'un salaire médian un aux alentours de 1500)
Rédigé par : Olivier | 15 novembre 2006 à 07:58
Merci a vous deux. Olivier, j'ai déjà écrit plusieurs billets sur la perception de la hausse des prix :
http://bsalanie.blogs.com/economie_sans_tabou/2005/05/le_prix_du_cadd.html
http://bsalanie.blogs.com/economie_sans_tabou/2006/01/encore_un_therm.html
http://bsalanie.blogs.com/economie_sans_tabou/2006/06/preservandum_es.html
http://bsalanie.blogs.com/economie_sans_tabou/2006/07/nouvelles_rvlat.html
(Il y a dans la colonne de gauche de la page d'accueil de mon blog une "Recherche Google" tres pratique :-)
Mais je vais sans doute y revenir effectivement.
Rédigé par : Bernard Salanie | 15 novembre 2006 à 08:13
Il faut bosser, tout simplement bosser! ;)
Rédigé par : Pancho Villa | 15 novembre 2006 à 20:34
Merci pour ces explications qui ont le double mérite d'être claires et dépourvues d'emportement. J'ai cependant le sentiment que l'on gagnerai encore en clarté en perdant un peu de retenue. Ne serait-il pas temps de parler de pillage plutôt que de privatisations ? La cupidité alliée à l'assurance de l'impunité me semblent des ressorts explicatifs assez puissants et assez cohérents pour décrire ces situations où l'efficacité économique comme le souci de l'intérêt collectif ne semblent pas la préoccupation majeure des acteurs en présence. Ce qui me fait automatiquement songer aux billets que vous aviez produits sur les amendes somme toute raisonnables que s'étaient vu infliger les opérateurs de téléphonie. La certitude de l'impunité, quelle moteur pour le glorieux esprit d'entreprises quelles qu'elles soient...
Rédigé par : olivier B | 16 novembre 2006 à 11:27
Le gâchis de fonds publics est certes regrettable, mais n'est pas une tragédie.
L'avenir des citoyens français se construit, à l'évidence, à l'échelle européenne. Ce dont l'économie a besoin est certes de conditions favorables pour produire les ressources nécessaires à la prospérité, mais rien n'impose qu'elles soient partout favorables.
Si la France, petite région d'Europe si fière de son patois et de sa podigieuse vie intellectuelle au rayonnement remarquablement limité, décide de se spécialiser dans l'illustration à l'échelle 1 de l'échec des stratégies gaullistes et socio-démocrates, qu'importe ? Certaines leçons ne peuvent être comprises que ressenties dans la chair ou s'exécutant sous nos yeux.
Si les citoyens français préfèrent laisser à leurs enfants le droit de choisir entre l'expatriation ou des emplois de service aux personnes âgées, peut-on pour autant leur interdire de faie ce choix ? Peut-on obliger qui que ce soit à aimer ses enfants ou se soucier de l'avenir de ceux qui viendront après eux ?
à Venise comme ailleurs, il y a toujours eu un dernier grand bal avant la chute. Je doute que nous en soyons encore là. Même si, à l'évidence, être prévoyant, c'est certainement apprendre quelques langues étrangères.
Rédigé par : Pabo | 18 novembre 2006 à 06:22