Hmm... mon latin fout le camp. Ceci étant, et pour la Saint Bernard (bonne fête à tous les Bernards), j'ai choisi de vous entretenir des déterminants de la mortalité. C'est le titre d'un article (NBER 11963) de David Cutler (Harvard), Angus Deaton et Adriana Lleras-Muney (de Princeton)---CDLM, pour simplifier. Pourquoi meurt-on ? autre excellente question, sur laquelle les évolutionnistes disent des choses passionnantes ; mais ce n'est pas mon sujet.
Les faits sont bien connus, au moins dans leurs grandes lignes. Après avoir assez largement stagné jusqu'au XVIIIe siècle, la médecine a fait des progrès rapides ; parallèlement, la croissance économique a créé les conditions d'une meilleure alimentation, d'une hygiène bien supérieure, et nous a également permis de dégager un surplus économique sur lequel nous finançons des dépenses de santé très accrues---10% du PIB en gros pour les pays riches. Où est l'oeuf, où est la poule ? Faut-il imputer l'amélioration de notre longévité et de notre santé à des progrès autonomes de la médecine, qui auraient en retour permis à une main d'oeuvre plus robuste de lancer le démarrage économique ? Ou doit-on penser que sans la croissance économique qui a créé un marché solvable, la recherche médicale aurait continué...à ne rien trouver d'utile ou presque ?
Cela ressemble un peu à une question du grand oral de l'Ena---on sait que la réponse est toujours "les deux, mon capitaine", au phrasé près. Mais il faut essayer de creuser, en l'occurrence : les enjeux sont trop importants. Kevin Murphy et Robert Topel, de Chicago, ont essayé d'assigner une valeur monétaire à l'augmentation de la "longévité saine" aux Etats-Unis entre 1900 et 2000. Et la réponse est... 1 200 000 dollars. Que signifie ce chiffre ? Tout simplement que compte tenu des sommes que les américains sont prêts à payer ces temps-ci pour se garder en bonne santé, une extrapolation un peu sophistiquée suggère que c'est le "cadeau" dont ils ont bénéficié en étant nés trente ans plus tard dans un monde qui vieillit plus tard et mieux. Ce n'est pas rien ; pour dire les choses autrement, la valeur des améliorations en ce domaine est de 3 mille milliards de dollars chaque année, et pour les Américains seulement. Un tiers de cette somme colossale bénéficie à des Américains pas encore nés ; mais pour chacun des autres, c'est une prime de fin d'année de 7 000 dollars environ. Cette prime a bien sûr un coût : celui des dépenses de recherche et de soin (au moins celles qui n'engendrent pas de revenus). Mais comme le disent Murphy et Topel, il paraît difficile de contester que la recherche médicale a un taux de rendement social très élevé. Ils citent l'exemple d'un programme de recherche (hypothétique) de 100 milliards de dollars qui viserait à réduire de 1% le taux de mortalité lié au cancer. Avant de lire leur papier, je pense que la plupart d'entre vous aurait jugé comme moi que "c'est trop cher", même avec une chance sur deux de réussite. Erreur : d'après les simulations de Murphy et Topel, un tel programme serait socialement rentable même s'il avait trois chances sur quatre d'échouer totalement.
Il est bon, pour commencer, de regarder les chiffres de plus près. CDLM nous rappellent que si l'espérance de vie à la naissance s'est accrue dans les pays les plus riches avant 1700, elle l'a fait à un rythme glacial : elle est passée de peut-être 25 ans (l'Etat-Civil était assez imprécis à l'époque) à 37 ans en Angleterre. Les turbulences de la Révolution Industrielle aidant, elle n'y était encore que de 41 ans en 1870. Si elle est aujourd'hui de 77 ans, elle n'a passé la barre du demi-siècle qu'à la Belle Epoque !
Bien sûr, une forte part de l'augmentation de l'espérance de vie à la naissance dans les pays riches est liée à la réduction de la mortalité infantile : les maladies infectieuses, qui s'attaquent particulièrement aux jeunes enfants, étaient responsables de la moitié des morts au milieu du XIXe siècle---moins de 5% aujourd'hui. Un petit américain avait une chance sur cinq de mourir avant son premier anniversaire en 1900 ; aujourd'hui, il a quatre chances sur cinq de fêter son soixantième universaire. Mais l'espérance de vie à cinquante ans a aussi nettement augmenté, en passant de 20ans à 30 ans---même si les progrès ont surtout eu lieu après 1970. Prenons un couple dont les deux membres ont 65 ans en 2006 : l'homme a une chance sur deux d'atteindre 82 ans, la femme une chance sur deux d'arriver à 88 ans ; et il y a une chance sur deux qu'un des deux arrive à 92 ans ! Ce sont des âges qui paraissaient extraordinaires il y a encore peu de temps. Oeppen et Vaupel, dans un article provocateur, ont publié un graphique qui montre que l'augmentation de l'espérance de vie ne ralentit pas---contrairement à toutes les prévisions. C'est la nouvelle tour de Babel : à trois mois de plus par an, usque non ascendamus ?

Les Américains ont aussi beaucoup changé physiquement, et pas qu'en bien : le prix Nobel Robert Fogel a étudié en long et en large l'évolution de leurs paramètres physiques, notamment grâce aux données que l'US Army a conservée sur les anciens combattants de la Guerre de Sécession. Ils étaient petits (10 cm de moins qu'aujourd'hui), mais plutôt mieux proportionnés : avec un indice de masse corporelle de 23, ils étaient bien placés sur le
mont Waaler---avec 28 aujourd'hui, ils en ont largement dépassé le sommet ! Mais surtout, à 60 ans ils étaient déjà vieux et souffraient de graves maladies. Cela ne les empêchait pas de travailler : la plupart mouraient avant leur retraite, et ceux qui la prenaient attendaient d'avoir 85 ans en moyenne. On imagine leur lot de souffrances.
Le paysage est à peu près le même dans tous les pays riches---jusqu'à l'obésité qui se diffuse, notamment en Italie disait la journaliste de la RAI hier. C'est maintenant dans les pays pauvres que se situe le front. Ils ont largement profité des progrès, au moins pour ceux où le Sida ne commet pas les ravages qu'on connaît en Afrique australe. En fait, et à cette réserve majeure près, ils ont plus profité de ces améliorations que les pays riches, dans la mesure où ils partaient de bien plus bas. Une illustration : le Chinois moyen d'aujourd'hui a le pouvoir d'achat d'un Américain de 1900, mais son espérance de vie de 1970. Les inégalités de longévité se sont réduites beaucoup plus rapidement que les inégalités de revenu. Ceci dit, les différences restent importantes. Pour dire les choses brutalement, ce sont les vieux qui meurent dans les pays riches : trois quarts des décès ont lieu après 60 ans, et seul un mort sur cent est un enfant. Dans les pays pauvres, un mort sur trois est un enfant, soit autant que les plus de 60 ans. Les riches meurent de maladies cardiovasculaires (deux sur cinq) et du cancer (un sur quatre) ; les trois quarts des pauvres meurent d'autres affections, très diverses. Les différences d'espérance de vie sont criantes (voir le graphique ci-dessous ) ; comment peut-on les réduire ?

Malheureusement, on a plus de résultats négatifs que de certitudes en ce domaine. La vaccination généralisée, par exemple, n'a peut-être pas eu l'énorme impact supposé---à l'exception de la polio. Il est possible, voire probable, que l'amélioration de l'état de santé et de l'alimentation des femmes enceintes profite à leurs enfants, peut-être même lorsque ceux-ci seront âgés, dans vingt ou quarante ans. Mon collègue
Doug Almond a ainsi montré que les enfants in utero pendant les quelques mois où la grippe espagnole a frappé les Etats-Unis en 1918-1919 avaient un état de santé nettement moins bons (et des salaires plus faibles) que ceux qui ont eu l'intelligence d'être conçus à une date légèrement différente.
CDLM pensent que la causalité la plus nette va de l'éducation vers le niveau de santé puis vers le revenu : les populations mieux éduquées veillent mieux à leur santé, sont plus demandeuses de soins ; et étant en meilleure santé, elles sont plus à même de travailler efficacement. L'aspect positif, c'est que ce mécanisme est à l'oeuvre dans le monde entier. En contrepartie, il est possible qu'il contribue à accroître le "gradient de santé" qui existe entre les populations mieux éduquées et les autres, à l'intérieur des pays comme entre eux.