Allons bon, c'est Telos-EU maintenant qui enlève de mon billet sur l'indice des prix les liens que j'avais patiemment choisis et insérés pour illustrer mon propos. A qui se fier ? Voici donc la version originale :
Les Français entretiennent un rapport compliqué avec les experts, et le personnel politique joue sur cette ambivalence. Deux clichés du discours politique devraient agir comme un signal que le locuteur est passé en phase d'enfarinage :
- "tous les experts s'accordent sur le fait que..."
- "les experts, vous savez, ils disent ce qu'ils veulent, mais les vraies gens savent bien que..."
C'est ce second mode de discours qui m'intéresse aujourd'hui. Pierre Poujade (et son adjoint Jean-Marie le Pen) en faisaient grand usage dans les années 50---voir les chapitres de Mythologies que Roland Barthes a consacrées à Poujade. Malheureusement, les choses ne se sont pas arrangées, si on en juge par les récentes déclarations de Ségolène Royal sur l'indice des prix.
Mme Royal ne fait en l'occurrence qu'avancer un peu plus dans une voie ouverte par Nicolas Sarkozy et prolongée par Thierry Breton. Le passage à l'euro en janvier 2002 avait suscité des inquiétudes sur une possible flambée des prix (la "valse des étiquettes") ; et une large majorité des Français semble persuadée que les prix ont effectivement fait un bond depuis 2002. Les indices de prix publiés par l'Insee retracent pourtant une histoire bien différente :
- les prix n'auraient augmenté que de 10% depuis début 2002, soit une moyenne à peine supérieure à 2% par an ;
- bien sûr, l'inflation mensuelle a varié depuis cinq ans ; mais elle n'a dépassé 0,7% à aucun moment sur cette période, et 0,5% qu'à de rares reprises---aucune trace d'une flambée des prix, début 2002 ou plus tard.
Comment peut-on expliquer la divergence entre les perceptions des Français et l'inflation mesurée ? L'Insee a tenté de le faire à de nombreuses reprises, de la manière la plus claire à mon sens dans un document malheureusement assez peu diffusé du Conseil National de l'Information Statistique (CNIS--j'y reviendrai), dont je conseille très vivement la lecture. Je relèverai quant à moi plusieurs points.
Le premier est qu'il y a bien eu une flambée des prix, et même deux si on veut ; mais comme on va le voir, elles ne sont pas centrées autour de la date d'introduction de l'euro . Tout le monde peut les mesurer sur le site de l'Insee. La première, bien réelle, concerne les prix des produits alimentaires, qui ont augmenté à un rythme annuel de 5 à 6% fin 2000 et début 2001. Ce n'est pas grand'chose au regard de l'inflation de la décennie 1975-1985 ; mais c'est effectivement un phénomène inhabituel, qui a conduit le gouvernement Jospin à imposer un accord de modération à la grande distribution. Devenu ministre des finances, Nicolas Sarkozy a obtenu de l'Insee la publication d'un indice des prix dans la grande distribution. Cet indice a bien enregistré une hausse de 5,2% en 2001 ; mais elle n'était plus que de 1,4% en 2002 et de 2,2% en 2003. En mai 2006, cet indice se situe au même niveau qu'en... février 2004 ! L'autre vague d'accélération des prix, selon les chiffres de l'Insee, concerne les services, de la mi-2000 à fin 2002 ; mais c'est une vaguelette : l'inflation annuelle n'a jamais dépassé 3,5% dans ce secteur.
Et pourtant, les Français ont eu la sensation d'une vive augmentation des prix en 2002---et ils continuent à penser que l'inflation est plus forte que "les chiffres officiels". Les associations de consommateurs ont alimenté cette inquiétude à loisir, et ont partiellement obtenu satisfaction avec la création par Thierry Breton des "prix des caddie-types", première instance de la "codéfinition populaire" des indices prônée par Mme Royal. Il est déprimant de voir que le consensus politique s'établit sur la base d'une volonté commune de casser les thermomètres...
Ecartons d'emblée le soupçon que les statisticiens de l'Insee sont la tête de pont d'un complot (anglosaxon ?) visant à cacher au peuple français que l'inflation fait rage : cette idée ne tient pas. Lorsque les associations de consommateurs ont voulu "démontrer" que l'inflation "réelle" était plus rapide que celle mesurée par l'Insee, elles n'ont pas affirmé que, par exemple, le prix des "vins, cidres et champagne" (poste 0212) aurait plus augmenté que l'Insee ne le disait ; elles ont changé la définition des postes de l'indice. Ceci appelle quelques explications. Comment fabrique-t-on un indice des prix ? La méthode est la même dans tous les pays, et pour tous les regroupements de produits :
- on utilise des enquêtes sur la consommation des ménages pour mesurer la part des dépenses qui est consacrée en moyenne à chaque produit ;
- on calcule une moyenne de l'augmentation des prix de ces produits, pondérée par ces "coefficients budgétaires".
Il y a quantité de variantes pour chacune de ces étapes. Celle qui est appliquée par l'Insee révise les coefficients budgétaires une fois par an ; les américains révisent ces pondérations plus rarement, ce qui a donné lieu à de vives critiques de leur indice. En tout état de cause, le débat ne se centre pas sur ces points techniques, mais plutôt sur la composition de l'indice d'une part, et sur les variations supposées de l'inflation selon les catégories sociales d'autre part.
Depuis plusieurs années déjà, l'indice de prix qui sert de référence légale exclut le tabac. L'Insee avait résisté à cette réforme, et continue de publier également un indice qui inclut le tabac. Il y a à cela de bonnes raisons. Si on exclut le tabac parce qu'il est mauvais pour la santé, pourquoi pas les alcools, les nourritures grasses, les jeux vidéos qui abrutissent notre belle jeunesse ? Heureusement, on n'est pas allé plus loin dans cette voie. Mais l'indice des prix de la grande distribution, comme les prix des caddie-types, avancent sur une voie parallèle. L'indice de la prix de la grande distribution, par exemple, semble une idée raisonnable : outre les possibilités qu'il offre pour peser sur la politique de prix des grandes chaînes, ce qui n'est pas mon sujet, n'importe quel Français vous dira que ses achats en supermarché constituent une part très importante de son budget....et il aura tort : le ménage français moyen n'effectue que 17% de ses achats dans la grande distribution. Un moment de réflexion suffit pour comprendre pourquoi : on achète surtout des produits alimentaires dans ces magasins, et l'alimentation ne représente que 15% des achats des Français.
L'examen des pondérations détaillées de l'indice des prix est ainsi un exercice utile. Il recèle quelques surprises ; combien de personnes, par exemple, pensent que l'indice de l'Insee doit être faux au vu de l'augmentation des loyers ? L'argument sous-jacent est on ne peut plus simple :
- les loyers augmentent de 30% par an depuis quelques années ;
- les ménages consacrent fréquemment un tiers de leur budget au paiement du loyer ;
- ergo voilà déjà une contribution de 30/3=10% à l'inflation !
Or que nous dit l'Insee ? Les deux prémisses de ce raisonnement sont fausses : l'indice des loyers n'augmente que de 3 à 4% par an actuellement, et, surtout, la pondération des loyers (poste 041) ne serait que de 6% ! Le syllogisme est juste, mais il ne conduit apparemment qu'à une contribution à l'inflation inférieure à 0,3%... Comment cela est-il possible ? Prenons l'augmentation annuelle des loyers, tout d'abord. Comme chaque propriétaire-bailleur le sait, elle est strictement encadrée pour les locataires déjà en place. Seule une fraction des augmentations est libre ; et si le centre de Paris est devenu beaucoup plus cher, ce n'est pas le cas de la plupart des locations en France. Certes, chacun connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un dont le loyer a beaucoup augmenté lors du renouvellement du bail ; mais les associations de locataires elles-même ne semblent pas contester que l'augmentation des loyers, si elle est plus rapide que l'inflation, ne dépasse pas 5%. Quid du poids des loyers dans le budget ? 6%, cela paraît faible ; mais la moitié des ménages français sont propriétaires de leur logement, et beaucoup de locataires vivent, là encore, dans des zones où les loyers sont beaucoup plus faibles qu'à Paris.
La note du CNIS renvoie à un autre point crucial. La perception par les Français du "coût de la vie" semble se focaliser sur "ce qui reste après avoir payé les dépenses obligées", et qui permet de s'acheter le superflu. Ce concept de "dépenses obligées" peut comprendre le loyer, l'électricité, l'eau, l'essence, etc. est bien sûr élastique. On pourrait parfaitement définir un sous-indice qui exclurait cette catégorie de dépenses ; mais comment se mettre d'accord sur une définition au périmètre aussi élastique ? Chaque ménage aura ses propres idées sur la question ; et Ken Arrow nous a appris dès 1951 qu'aucune procédure pleinement satisfaisante ne peut faire émerger un indice de ces idées si plus de deux possibilités sont ouvertes---ce qui est une très nette sous-estimation en l'occurrence. Le prix des caddie-types de M. Breton en offre un exemple piquant : on n'en parle plus guère, pour la bonne raison qu'il n'inclut pas l'essence, dont le prix est devenu depuis un souci majeur ! Il est bien préférable de s'en tenir à une méthodologie éprouvée, abondamment documentée par l'Insee sur son site, et contrôlée régulièrement par le CNIS.
Enfin, même les Français qui acceptent l'évaluation de l'inflation de l'Insee semblent considérer que "leurs prix à eux" augmentent plus vite. C'est un argument parfaitement admissible. L'Insee publie d'ailleurs régulièrement des "indices de prix catégoriels", ainsi dans France Portrait Social. La dernière publication (pages 48-49) montre, comme les précédentes, que des différences existent, mais qu'elles ne sont pas majeures. Les Français consomment par exemple d'autant plus de soins qu'ils sont plus âgés, paient d'autant plus de loyers qu'ils sont plus jeunes, et fument d'autant plus qu'ils sont moins riches. Ce dernier exemple est intéressant : les prix du tabac ont en effet doublé depuis dix ans, et les 10% de ménages Français les moins riches consacrent deux fois plus de leur budget au tabac que les 10% les plus riches. Au total, cet "effet tabac", cumulé sur dix ans, crée une différence de 3% au détriment des moins riches. Ce n'est pas négligeable ; mais c'est de loin l'effet le plus spectaculaire que l'Insee identifie. On peut bien sûr envisager de pousser l'exercice plus loin et créer par exemple un indice de la consommation des couples cadres moyens de l'industrie textile qui vivent en Meurthe et Moselle et ont deux enfants en bas âge, etc. Il y aurait sans doute de grandes différences entre ces indices, parce que les situations individuelles sont effectivement très héterogènes ; mais si l'on s'en tient aux grandes catégories habituelles (ouvriers, employés, jeunes, vieux...), ces différences sont assez mineures.
On aurait pu espérer que compte tenu de tous ces éléments, la classe politique se livre à un patient travail d'explication. La tâche n'était après tout pas surhumaine ; mais le parti qui a été pris est l'exact contraire. Après ces cinq ans, il semble malheureusement que beaucoup de Français, encouragés en cela par les politiques, aient largement perdu confiance en la statistique publique. C'est plus grave qu'il n'y paraît : la qualité d'une politique économique joue un rôle central dans les joutes électorales, et comment l'évaluer s'il n'existe plus de chiffres unanimement respectés ? Il est plus que temps que les candidats-présidents, déclarés ou non, arrêtent leurs jeux démagogiques en ce domaine.
Je ne sais pâs si les 35 heures ont bon dos, mais ceux qui à l'époque, à l'initiative de Gilles de Robien, avaient longuement réfléchi sur le sujet n'auront pas fini de faire payer à Lionel Jospin, aux syndicats qui l'ont suivi, et au parti socialiste dans son ensemble sa célèbre déclaration de fin des négociations.
Rédigé par : Golfeur | 06 juillet 2006 à 02:01
Laurent Guerby, vous détournez sciemment ce que vous répond Bernard Salanié.
Les mesures de l'INSEE ne dépendent que très peu du prix d'un pain au chocolat :-) Il s'agit bien évidement de l'ensemble des éléments mesurés : si l'on sait de quels produits et quels endroits il s'agit, alors cette mesure sera faussée car les vendeurs "ciblés" auront un comportement non-normal.
exactement comme la polémique qu'il y avait eu au sujet du site quiestlemoinscher.com des magasins leclerc. L'impression d'opacité et de partialité venait du fait que l'on ne savait pas quels produits étaient testés, alors qu'il s'agissait d'une condition sine qua non. Cela dit, il y avait d'autres défauts. http://www.michel-edouard-leclerc.com/blog/m.e.l/archives/2006/05/_quiestlemoinsc_1.php
Rédigé par : Matthieu | 06 juillet 2006 à 07:45
> Pour enrichir votre réflexion et dédouaner un tout petit peu les
> politiques, même si je partage votre point du vue, je vous
> signale l'excellent ouvrage "Le descenseur social - Enquête sur
> les milieux populaires", où un autre facteur est décrit page 80 :
> beaucoup de personnes ont perdu "l'outil de mesure" que constitue
> la monnaie lors du passage à l'euro. Ils n'ont plus suffisamment
> de repères. Certains, en voyant 4 euros comme prix affiché,
> gardent en tête 4 francs, et du coup font des dépenses
> supérieures à ce qu'ils auraient fait naturellement précédemment.
> Une fois les comptes faits, ils se rendent compte évidemment
> qu'il ont dépensé plus qu'ils ne voulaient, et ils associent
> cette "inflation" de leurs dépenses à l'euro. C'est un phénomène
> à mon sens qui renforce cette perception rationnellement erronée
> que l'euro a généré de l'inflation. Et on ne saurait la négliger.
Rédigé par : JYC | 08 juillet 2006 à 12:06
Suite de l'histoire avec le BLS ici :
http://guerby.org/blog/index.php/2006/11/19/129-inflation-et-transparence
Rédigé par : Laurent GUERBY | 23 novembre 2006 à 15:50
Je pense que l'INSEE devrait communiquer davantage sur deux points :
- la situation des locataires ou emprunteurs pour se loger et incidemment le rappel qu'il n'y a pas que l'inflation des prix à la consommation mais aussi les risques de l'inflation des prix des biens capitaux (et notamment les logements) ;
- surtout, l'ampleur de l'effet qualité.
Sur ce dernier point, il y a très peu d'information et la note du CNIS ne l'évoque pas. Or, il est évident qu'il y a là un risque majeur de distorsion entre perception et mesure statistique. Quel est l'indice hors "effet qualité" ? A-t-il même été calculé ? Par ailleurs, si le principe de l'effet qualité est incontestable, ses modalités concrètes de calcul mériteraient plus de transparence.
Rédigé par : DHSS | 05 février 2007 à 05:04