Il y a plusieurs facons de regarder l´évolution des inégalités. Dans mon livre, j'avais adopté l'"écart interdéciles", P90/P10. Pour le calculer, on classe les sujets selon leur place (comme individu, comme foyer, comme ménage...ces distinctions comptent) dans la distribution des revenus (ou de la richesse). On élimine les 10% les plus riches et les 10% les plus pauvres, et on prend le rapport du plus riche au plus pauvre. Il est bien connu que cet écart interdécile a nettement augmenté aux Etats-Unis et au Royaume-Uni depuis les années 80, mais qu'il est resté à peu près stable en France. Mais jusqu'à peu, on en savait beaucoup moins sur les périodes antérieures. Grâce à des travaux récents sur les données fiscales menés notamment à l'initiative de Thomas Piketty, on dispose aujourd'hui d'une information nettement plus riche.
Les données fiscales ont un inconvénient majeur : comme l'impôt sur le revenu, ou plus encore l'impôt sur les héritages, était initialement réservé aux riches, elles nous renseignent mieux sur l'évolution des hauts revenus ou des grandes fortunes. Je ne suis pas sûr, personnellement, que ce soit le meilleur moyen d'appréhender les inégalités---l'autre queue de la distribution m'intéresse plus, et nous en savons encore moins sur la facon dont les pauvres vivent réellement. Les études résumées par Piketty et Emmanuel Saez (de Berkeley) dans NBER11955 sont toutefois riches d'enseignements sur le processus d'accumulation des richesses. Voici par exemple l'évolution de la part de la richesse américaine détenue par le 1% de foyers les plus riches, selon mon collègue Wojciech Kopczuk et Saez :
Ces 1% détenaient 40% de la richesse américaine jusqua la crise de 1929 ; leur part a ensuite chuté assez brutalement ; elle est stable depuis trente ans, à 22% environ. On peut aller plus loin : ces mouvements sont essentiellement dûs aux 0,1% les plus riches, qui possédaient plus de 20% de la richesse américaine en 1925, et moins de 10% aujourd'hui. On peut s'étonner de la stabilité récente de la concentration des richesses, puisque la "part de revenus" des 1% des américains les plus riches a doublé : de 8% en 1980 a 16% aujourd'hui. L'explication se trouve dans la composition des revenus les plus élevés (voir la figure suivante) : alors qu'ils provenaient essentiellement de revenus du capital en 1920---ce qui explique la chute de la Grande Dépression, ce sont aujourd'hui pour l'essentiel des revenus du travail. Et pour créer une grande fortune, il faut accumuler des revenus du travail pendant un certain temps...et bénéficier d'une fiscalité favorable. Ce dernier point est important : la baisse de la fiscalité sur les riches aux Etats-Unis devrait permettre aux plus gros revenus de se constituer un patrimoine important plus rapidement.
La France a connu une histoire bien différente de celle des Etats-Unis ; elle a notamment été plus affectée par les guerres. Les guerres ne sont pas bonnes pour les riches, que Lénine me pardonne : elles détruisent du capital, après tout. Et l'inégalite des revenus est restée stable depuis vingt ans chez nous, même au niveau des 0.1% les plus riches (qui recoivent 2% des revenus invariablement depuis 1950, voir ci-dessous pour ceux qui croiraient encore le contraire).
Ceci dit, l'histoire est la même dans ses grands lignes : forte chute de l'inégalité des richesses entre 1914 et 1950, puis stabilisation. Il reste à expliquer pourquoi certains pays sont plus inégaux que d'autres, et pourquoi on a vu un changement aussi rapide dans les années 80 dans les pays anglo-saxons, sans contrepartie pour l'essentiel en Europe continentale. Les théories ne manquent pas, mais il reste du travail.
Pour le graphe, je me demande ce que signifie "business income" ?
Un vieux graphe que j'avais repris sur mon blog :
http://guerby.org/blog/index.php/2006/02/10/8-revenus-aux-usa
Rédigé par : Laurent GUERBY | 22 avril 2006 à 11:33
Intéressant, mais les graphes sont en effet difficiles à comprendre sans explications.
Je suis principalement surpris que les donations et héritages ne figurent pas explicitement dans les revenus du "pour dix mille" supérieur.
Comment cela s'explique-t-il ? Faut-il comprendre qu'ils ont été intégrés par les auteurs au "Capital Income" ? Cela est-il dû au fait qu'un "jeune" héritier n'est en pratique jamais déjà assez riche pour figurer dans le pour dix mille supérieur au jour où il hérite ?
Comment sont imputés les premières recettes de ces pour dix mille supérieurs, celles de leur début de carrière ? Fait-on l'impasse sur elles dans ce tableau ? Si monsieur X monte doucement du 1 % supérieur au 2 pour dix mille supérieur par son travail acharné, puis sur sa fin de vie grimpe un dernier échelon par ses placements en capital, ce type de graphique ne sous-estime t-il pas la part du travail dans son enrichissement ? On peut quand même supposer que, sur une vie, on a (souvent) un début à gagner de l'argent par son travail, un milieu par un héritage, une fin par des gains en capital ; un décompte qui ne prendra en compte que les fins de vie ne donne-t-il pas une image distordue de la réalité ?
Rédigé par : Zartos | 22 avril 2006 à 11:51
Une deuxième question, cette fois sur le premier graphique.
On voit souvent des graphiques sur la part des riches dans les comptes de bilans, ce graphique en est une illustration ; les journaux grand public aiment publier les noms des "500 plus grosses fortunes".
Qu'en est-il pour les opérations type "compte de résultat" ? Sait-on quel pourcentage de la richesse consommée l'est par les "riches" en un sens ou en un autre ? Le résultat est-il très différent du 20 % obtenu au "bilan" ? (par exemple parce que ce 20 % aurait en fait vocation à se dissoudre en taxes au fur et à mesure d'héritages successifs).
Évidemment on peut faire d'autres mesures, par exemple supposer que les riches gèrent rationnellement leur argent et que le fait de laisser du capital à leurs héritiers leur apporte de la satisfaction à concurrence de cette "dépense", on peut compter pour chaque individu une super-consommation formée de la consommation plus les dons versés plus les legs laissés. Pour cette mesure rudimentaire de la satisfaction tiré de sa richesse, quel est le pourcentage qui revient aux riches du total annuel de consommation+dons-et-legs ?
Rédigé par : Zartos | 22 avril 2006 à 12:03
Laurent : "business income" = revenu que les propriétaires ou les actionnaires retirent des "S-corporations", soit en gros les petites entreprises npn cotées
Zartos : les héritages ne sont pas un revenu. "capital income" = intérêts nets percus + dividendes + plus-values réalisées + loyers nets percus. Pour le reste... je ne comprends pas bien la question.
Rédigé par : Bernard Salanié | 22 avril 2006 à 13:22
Bernard, les "S-corporations" sont-elles necessairement petites ? Le "going private" ne concerne pas que les small business il me semble aux USA, mais je ne sais pas si ca rentre dans les "S-corporations".
Rédigé par : Laurent GUERBY | 24 avril 2006 à 06:50
A ma connaissance, on ne peut etre S-corporation qu'avec moins de 75 actionnaires.
Rédigé par : Bernard Salanié | 24 avril 2006 à 11:59
Bonjour a tous, je participe a ce blog tres interessant (merci Bernard!) pour la 1ere fois. Et avec une petite question bete: on parle ici (et souvent) de pourcentages de richesse possedee par les x% plus riches, et plus pauvres, mais on ne nous dit rien sur les probas pour chaque individu (ou de chaque lignee d'individus) de devenir plus riche (ou rester riche) ou devenir moins riche (ou rester pauvre; cad, de mobilite sociale intergenerationnelle). La aussi, je m'attendrais a des fortes differences entre la France et les USA, quoique Piketty une fois ecriva que des travaux empiriques precedents montraient une egalite substantielle de la mobilite sociale dans les 2 pays... Moi aussi, en theorie j'ai qques idees sur comment les choses pourraient se passer...
Rédigé par : alex | 25 avril 2006 à 11:23
Pourrait-on avoir votre avis dans un de vos prochain post sur l'utilité des pôles de compétitivité et l'agence pour l'innovation industrielle. Y croyais-vous ? Est-ce le retour à un politique pompidolienne ? Est-ce une voie que l'Europe doit suivre plus largement ?
Merci d'avance.
Rédigé par : Le Biez | 25 avril 2006 à 17:31
M. Salanié, une toute petite remarque, qui tient plus généralement à l'emploi des adverbes quand on rédige un commentaire. Dans votre commentaire, on peut lire :
"Ces 1% détenaient 40% de la richesse américaine jusqua la crise de 1929 ; leur part a ensuite chuté assez brutalement ; elle est stable depuis trente ans, à 22% environ. On peut aller plus loin : ces mouvements sont essentiellement dûs aux 0,1% les plus riches, qui possédaient plus de 20% de la richesse américaine en 1925, et moins de 10% aujourd'hui."
"essentiellement dûs" est un peu exagéré. D'après vos chiffres, la part de richesse des 1% les plus riches a chuté de 18%. Parmi eux, les 0,1% les plus riches ont perdu 10%. Reste 8%. J'aurais donc plutôt dit, de manière approximative, quelque chose comme : "dus pour moitié". Eventuellement, pour rester moins neutre : "en grande partie dus".
55%=10/18, c'est une "grande partie" (c'est d'ailleurs un beau score lors d'une élection présidentielle, qui de ne protège toutefois pas de l'érosion du temps). "Essentiellement", que l'on affectionne en mathématiques quand on développe une heuristique, lorsqu'il s'agit de chiffres, de statistiques, je ne peux m'empêcher de penser que cela désigne une proportion égale au moins à 2 tiers, pour être large et viser bas, et plus vraisemblablement une proportion supérieure à 80%.
Ceci étant dit, j'apprécie beaucoup le ton et la clarté de vos commentaires.
Rédigé par : antoine | 26 avril 2006 à 04:40
Histoire de pinailler... (-> Le Biez)
"...aux 0,1% les plus riches, qui possédaient plus de 20% de la richesse américaine en 1925, et moins de 10% aujourd'hui" : disons 21% et 9%. Donc -12% pour les "très riches" et -6% pour les "riches", sur le total de -18%. Soit les DEUX TIERS pour les "très riches". C'est quand même encore un peu juste pour "essentiellement dûs"...
Par ailleurs j'hésiterais à critiquer B. Salanié sur le plan de l'expression. Je trouve son livre exceptionnellement bien écrit, clair, informatif et humain (même si certaines de ses préconisations me laissent un peu perplexe). Que celui qui est capable d'écrire aussi bien lui jette la première pierre...
Plus sérieusement (-> B. Salanié)
C'est quand même curieux que la courbe de la "richesse" soit à ce point plate depuis 1982. Comment l'expliquez-vous ? Les revenus n'ont pas eu le temps de se répercuter sur la richesse ? Ou bien les 1% qui ont les plus hauts revenus ne sont pas les mêmes personnes que les 1% plus riches ?
Rédigé par : Jean V | 26 avril 2006 à 14:20
Je ferai attention à mes adverbes, c'est promis.
La forte augmentation des très hauts revenus aux US ne s'est pas (ou pas encore) transmise aux patrimoines...parce qu'il s'agit souvent de (relatifs) "self-made men" (grands patrons, entrepreneurs) et que l'accumulation prend du temps, et peut-être aussi parce que les américains, à tous les niveaux de la société, épargnent de moins en moins.
Sur la mobilité : vaste sujet...tellement vaste qu'après avoir tenté de trouver une réponse simple, j'ai abandonné, désolé.
Rédigé par : Bernard Salanie | 29 avril 2006 à 23:04