Le commerce sur Internet n'a pas (ou pas encore) été à la hauteur des espoirs, ou des craintes, qu'il avait suscités. Il est néanmoins un point sur lequel Internet devrait avoir un impact important : la diffusion rapide des informations que les consommateurs recueillent sur la qualité du bien X ou du service fourni par l'entreprise Y. C'est ce que dans un contexte différent (l'Amérique de 1900) on appelait la sunshine regulation: un décideur peut être contraint dans ses décisions par la crainte d'une publicité négative, même si aucune sanction légale ne vient l'appuyer.
Prenons par exemple le cas du malheureux BS et de l'entreprise de déménagement AGS, dont la fière devise est "AGS, nous vous devons le meilleur". Sur le plan légal, rien à dire : "le meilleur de quoi" ? Nous avions déjà conté les retards imprévus du transfert des biens de BS à New York. A l'arrivée, la boîte numéro 17 manquait ; elle n'a jamais été retrouvée. Qu'à cela ne tienne ; après plusieurs appels, emails etc, AGS condescend à informer BS qu'elle transmet le sinistre à son assureur---sans demander aucune information sur le contenu de la susdite boîte. Un mois après, BS recoit une intéressante missive d'AGS l'informant que "nous, assureur d'AGS, avons déterminé [on ne sait pas bien comment] que la valeur du sinistre est en-dessous du montant de la franchise." Bon Dieu mais c'est bien sûr, et quand le fautif est son propre assureur, on sent que les sinistres sont réglés à la satisfaction quasi-générale.
Je suppose qu'avec un peu d'acharnement, je parviendrais à "obtenir un ménagement", comme chantait Boris Vian. Mais n´écoutant que mon sens civique, je préfère avertir les éventuels déménagés : évitez AGS...
J'ai bien peur de ne pas partager votre optimisme sur l'effet "Sunshine" de la diffusion d'Internet.
Oui, Internet donne une tribune à tout le monde mais il fait beaucoup plus que cela. Il le fait de façon anonyme. La conséquence est que quelqu'un d'organisé et/ou de mal intentionné peut se créer autant d'identité qu'il le souhaite. Il peut ensuite utiliser ces identités pour critiquer dans le sens de son choix une personne, une entreprise, un parti politique etc... en donnant l'impression qu'il s'agit là d'un mouvement populaire spontanné.
Cette pratique a déjà un nom, l'astroturfing (http://en.wikipedia.org/wiki/Astroturfing). Plusieurs cas ont été identifiés en politique et en business essentiellement. La problème, bien sur, est que ce type depratique est extrêmement difficile à détecter en raison précisément du caractère anonyme d'Internet.
Il y a des exemples de petits businesses qui se sont fait sortir d'eBay par des compétiteurs véreux qui leur ont infligé des reviews négatives (imméritées) pour les faire régresser dans les ratings de confiance. Mais il ne s'agit là à mon avis que des balbutiements.
L'astroturfing à l'échelle industrielle est rendu possible par la facilité d'écrire un programme générateur automatique de textes simples. Le "complaint-letter generator" de Scott Pakin (http://www.pakin.org/complaint?title=Mr.&firstname=Bernard&middlename=&lastname=Salanie&suffix=&gender=m&shorttype=t&pgraphs=1) ou le "performance review generator" de Dilbert (http://www.dilbert.com/comics/dilbert/games/career/html/questions.html) illustrent, sur le mode humoristique, à quel point il est facile de générer des dizaines de "customer reviews" différentes qu'il sera impossible de distinguer de commentaires authentiques.
Imaginons que je sois un businessman dénué de scrupules, un spammer par exemple. Je considère un nouveau projet entrepreneurial dont voici le business plan résumé:
1. recruter un Chinois sachant se servir d'Internet (coût : $2,000 par an)
2. le mettre devant un pc connecté à Internet ($5,000 par an)
3. lui faire créer 10,000 adresses email gratuit et 10,000 comptes eBay attachés (moins de 6 mois de boulot, son job est juste de transcrire les cryptogrammes distordus interdisant la création totalement automatique)
4. écrire un programme générant automatiquement des transactions entre mes 10,000 comptes eBay ($100,000)
5. écrire un programme générant automatiquement des reviews entre mes 10,000 comptes eBay ($50,000)
6. faire tourner mes programmes pendant 6 mois, l'objectif étant que chacun de mes 10,000 comptes eBay ait réalisé 100 transactions et dispose de 50 reviews positives ($200,000, le fee eBay sur 1 million de transactions)
7. acheter et vendre sur chaque compte quelques articles réels à des eBayers réels pour ne pas attirer l'attention (coût $100,000. En théorie ça pourrait être un profit, comme en réalisent les arbitragistes d'eBay)
A ce stade-là, au bout de 6 mois et pour moins de $500,000, je contrôle un actif considérable : 10,000 comptes eBay avec un historique fourni et une très bonne réputation. Je peux maintenant :
8. Proposer à des eBayers aussi peu scrupuleux (mais moins entreprenants) que moi mes services Boost-a-ranking(TM) (pour $999 obtenez 20 reviews positives) et Bust-a-ranking(TM) (pour $9,999 obtenez 20 reviews négatives pour votre concurrent).
9. A moi les greenbacks, la coke et les filles faciles!
Que peut faire eBay contre ça? Pas grand chose. Comment différentier mes 10,000 comptes des comptes légitimes? 10,000 comptes, c'est beaucoup pour détecter des patterns; et puis j'ai pris la précaution de réaliser quelques transactions légitimes, donc mes comptes ne sont pas totalement isolés du reste de la population eBay. Bien sur, mes victimes vont protester, demander a eBay de faire une enquête. Mais une enquête, ça doit être réalisé par un être humain compétent qui coûte cher. Même s'ils parviennent à identifier qu'un de mes comptes est bidon et s'ils me le bannissent, je n'aurais perdu que $50 alors que la perte de réputation de ma victime peut se compter en dizaines ou en centaines de milliers.
Et ce que je décris là est la partie difficile : eBay, avec son système de réputation (relativement) élaboré et la nécessité d'avoir réalisé une transaction pour pouvoir écrire une review. Revenons au cas mentionné par BS. Je peux identifier les 50 plus gros sites de customers reviews et aller me créer 100 users sur chaque. Ca va me coûter 1 mois de boulot de mon Chinois. Après, je pourrai proposer à l'entreprise AGS 20 reviews positives sur chacun de ces sites. Quel poids aura la diatribe de BS sur un site (relativement) peu fréquenté contre mes 20x50 reviews sur des sites grand public? Quand un internaute cherchera sur Google des testimonials sur AGS, sur quoi a-t-il plus de chance de tomber?
Rédigé par : Xavier | 07 février 2006 à 10:40
Cher Bernard,
comme d'habitude, votre billet pétille d'intelligence. Permettez moi juste de vous soumettre une hypothèse sur la disparition du lot 17 : les déménageurs vous l'ont fauché, ça ne fait pas un pli.
La fauche par les salariés est un grand tabou de l'économie et des relations professionnelles. Les explications de la fauche sont nombreuses (à ma droite : les salariés sont mauvais, opportunistes ; à ma gauche, ils sont mal payés et protestent ; dans tous les cas, tout le monde fauche, et ça arrange pas mal les boites qui trouvent là des prétextes imparables pour licencier à moindre frais).
Y'avait quoi dans le lot 17 ?
Rédigé par : Francois | 07 février 2006 à 11:23
* Xavier : Internet réduit les coûts de communication. Effectivement, tout un chacun peut désormais disséminer à un coût dérisoire des informations éventuellement trompeuses. Je recois régulièrement, comme vous je suppose, des messages en apparence sérieux qui me donnent une prétendue info d'"initié" sur l'entreprise X. Je les détruis sans même les regarder, confiant que je suis que leur valeur informationnelle est nulle. C'est une gêne, mais elle est très mineure...Le système d'évaluation des vendeurs sur Ebay vaut ce qu'il vaut ; le jour où votre business plan aura été adopté, il ne vaudra plus rien, et Ebay le supprimera probablement. Entretemps, des pigeons se seront fait avoir, c'est triste, mais c'est normalement un phénomène transitoire. La stratégie qui consiste à ignorer les informations transmises sur Internet est toujours à votre portée (je ne la recommande pas, bien sûr, il y a des blogs *très* fiables par exemple !) La seule conséquence négative d'Internet à long terme serait qu'il rende improfitable l'activité de fourniture d'infos réelles. Mais je vois mal un équilibre où 1) Internet donne des infos sans valeur 2) aucun fournisseur d'infos réelles ne peut survivre hors Internet.
* "Y'avait quoi dans le lot 17 ?" bonne question... que personne chez AGS ne m'a posée, alors même qu'ils disposaient d'un inventaire de mes livres anciens, avec les prix. Heureusement, aucun n´etait dans ce lot.
Rédigé par : Bernard Salanié | 07 février 2006 à 11:42
Mais que devient ebay sans système d'évaluation des vendeurs?
Encore une fois, Internet fait beaucoup plus que réduire les coûts de communication. Il le fait en permettant l'anonymat, et mieux encore, la création d'un nombre illimité d'identités factices. Ceci, couplé aux générateurs automatiques de contenu; peut réduire à l'infini le "signal to noise" ratio.
Je crois que vous avez raison, la question ultime est de savoir si l'équilibre que vous décrivez peut survenir. 2 commentaires là-dessus:
1) Ne suffit-il pas que la valeur des infos soit indéterminable ie. le coût de détermination de la valeur de l'info (vérification) soit supérieur à l'espérance de cette valeur? L'augmentation du bruit peut rendre se scenario plausible.
Le 2) peut co-exister avec le 1) si une partie suffisamment importante du marché ne réalise pas le manque de valeur de l'info Internet.
Si vous avez quelques minutes, allez voir ce petit film d'anticipation (http://epic.makingithappen.co.uk/) Il décrit un futur proche ou le "self-generated content" à la Google a totalement supplanté les sources traditionnelles d'info. C'est fascinant.
Rédigé par : Xavier | 07 février 2006 à 12:44
Argh, les accents de mon trackback ne passent pas l'Atlantique (UTF-8 ...) !
À noter qu'un des marché ou la revue des consomateurs marche le mieux est celui du matériel informatique avec des revues poussées de tous les matériels et des comparateurs de prix spécialisés sans pitié, je pense que cela préjuge (les consommateurs de ce genre de matériel ayant sans doute une petit longueur d'avance dans les utilisations de ce nouveau média) de l'évolution du reste du marché.
Rédigé par : Laurent GUERBY | 07 février 2006 à 17:13