On parle souvent en France de la "république des lettres", pour désigner le petit groupe de personnes, souvent parisiennes, qui font et défont les auteurs---ou pensent le faire. Mais la république des sciences est une réalité beaucoup plus prégnante ; Michael Polanyi l'a très bien décrite dans un essai de 1962 auquel il n'y a pas grand chose à ajouter. Au centre de son analyse figure la coordination spontanée d'agents indépendants, dont chacun réagit en permanence à la situation créée par les décisions des autres agents (ca vous rappelle quelque chose ? ce n'est pas une coïncidence, bien sûr).
Ca ne peut évidemment pas marcher...et pourtant ca marche ! Evitons de supposer que les scientifiques ne sont mus que par l'Intérêt Général ; Smith a dit ce qu'il y avait à dire sur les marchands qui affichent de telles prétentions. Cette hypothèse est d'ailleurs inutile ; il nous suffit de supposer, ce qui est bien plus raisonnable au vu des faits, que les scientifiques aspirent à la reconnaissance de leurs pairs. C'est effroyablement circulaire, me direz-vous. Non, c'est simplement un système de décisions liées les unes aux autres. Pour qu'il possède un "équilibre", ou plus généralement une trajectoire bien définie, il lui faut un élément d'ancrage. Sur un marché financier, la "valeur fondamentale" d'une entreprise (soit la valeur de ses profits attendus) fournit., plus ou moins bien, cet ancrage. En science, trois principes jouent ce rôle selon Polanyi : la reconnaissance des pairs s'acquiert par des contributions
- plausibles---des "résultats" par trop exotiques ne seront pas approfondis. C'est un choix raisonnable au vu de la prédominance numérique des farfelus et des escrocs sur les génies méconnus.
- la valeur scientifique : exactitude, importance, intérêt du sujet (plutôt vague, il faut bien l'admettre) ;
- originalité : seuls les résultats surprenants (mais pas totalement implausibles, voir le 1) apportent de l'information ; c'est presque une tautologie, mais il faut insister sur ce point tant le grand public semble penser que les scientifiques ne tolèrent qu'une rigide orthodoxie.
Le point faible de cette théorie est 2, je l'ai dit, surtout dans un domaine où la spécialisation est forte. Mais Polanyi explique bien comment le scientifique X forme son jugement sur le scientifique Y, dont les travaux lui sont assez hermétiques : X connaît Z, dont il a eu l'occasion d'apprécier le jugement, qui connaît... qui est à même de juger les travaux de Y. L'opinion scientifique se construit par ces réseaux.
Pourquoi relire ce texte aujourd'hui ? Tout simplement parce que les politiques francais, après avoir voulu (très justement) injecter un peu de flexibilité dans la recherche publique, semblent en être revenus à leurs vieux démons : choisissons des grands programmes (plus c'est grand et tape-à-l'oeil, mieux c'est), créons des prébendes et distribuons des centres à nos obligés. Mais la direction de la science ne se décrète pas, la description de Polanyi montre bien pourquoi. Retenons donc sa conclusion :
You can kill or mutilate the advance of science, you cannot shape it. For it can advance only by essentially unpredictable steps, pursuing problems of its own, and the practical benefits of these advances will be incidental and hence doubly unpredictable.
Ce texte est réellement excellent. Deux points étonnants quand meme :
1 - Sa croyance dans le fait que les "rebelles" de la science n'ont plus de raison d'etre aujourd'hui car la science moderne accepte davantage la contradiction. Je pense que c'est a moitié vrai seulement. Pour etre plus précis il faut séparer innovations incrementales (une multitude d'innovations qui ameliorent à la marge le stock de connaissance), que le science moderne intégre bien et les innovations radicales, que le systeme décrit par Polyani a du mal à intégrer - aujourd'hui comme hier. Car vous le dites c'est aussi une protection contre les "fausses idées" - memoire de l'eau par exemple que les innovaions radicales doivent connaitre une chemin de croix plus long. Un livre excellent ("Lettres de science et d'amour") decrit remarquablement les difficultés d'Einstein à ses debuts, qu'il exprime dans des lettres d'amour à celle qui sera son epouse. Il est probable qu'il aurait les meme aujourd'hui. L'exemple sur Einstein est d'ailleurs en parti confirmé par ce que Polyani en dit dans son article...
2 - Le fait que le systeme doive surtout etre protégé des zozos, plutot que du conservatisme. Il me semble que les deux risques sont réels. Le débat sur l'enseignement de l'économie en France il y a qques années me semble l'illustrer : à l'époque il était - en gros - reproché à "l'école quantitative" de noyauter l'ensemble et de ne pas laisser assez de place à d'autres approches. Sans nier les apports et l'intéret de l'approche quanti, il me semble que le reproche n'est pas infondé.
Rédigé par : V | 05 février 2006 à 01:39
pour une version plus facilement lisible:
http://www.compilerpress.atfreeweb.com/Anno%20Polanyi%20Republic%20of%20Science%201962.htm
Rédigé par : Zilch | 05 février 2006 à 14:24