On accuse souvent les économistes d'insensibilité face aux malheurs du monde : nous prêcherions, comme Pangloss en somme, que le march é nous sauvera tous et que l'inaction est la vertu cardinale. Ce reproche nous est souvent adressé par des gens "aux idéaux généreux", comme on dit encore parfois en France pour excuser les erreurs les plus criminelles de ceux qui ont pris leur idéologie pour un guide pratique ; mais passons.
Bien sûr, le monde ne va pas bien ; et il est profondément injuste. Ceux (comme moi) qui ont eu la chance de naître au bon endroit, au bon moment, et avec un patrimoine génétique qui les prédisposait à obtenir une qualification rare ou "utile" n'ont mérité aucun de ces avantages. Dans un monde égoiste, c'est tant pis pour les autres ; et (c'est le sujet de ce billet) ils sont condamnés à souffrir de maladies comme la malaria qu'on pourrait sans doute éliminer si "on y mettait les sous".
Jusqu'ici, il y a consensus pour refuser cet égoisme (au moins verbalement). Les difficultés commencent quand il faut déterminer qui au juste doit mettre les sous. D' un coté, il y a ceux qui pensent qu'il est immoral de "faire des profits sur le dos des pauvres" et que les entreprises pharmaceutiques doivent fournir un vaccin contre la malaria à prix coûtant. De l'autre, ceux (on aura deviné ou je me place) qui estiment que dans la mesure où les citoyens des pays riches veulent que ceux des pays pauvres soient soignés, c'est à eux, à travers leur expression collective étatique, de mettre la main à la poche : en bref, aux gouvernements des pays riches de payer, plutot qu'aux actionnaires des entreprises pharmaceutiques, dont on ne voit pas bien pourquoi ils devraient supporter ce fardeau. Les partisans de la première option ont (ou pourraient avoir) trois arguments a priori raisonnables :
- "les entreprises pharmaceutiques font leur beurre sur le dos des pauvres" : mais compte tenu du faible pouvoir d'achat des pauvres, la part des profits des entreprises pharmaceutiques qui provient de ces consommateurs est faible---surtout dans le domaine de la malaria, où ces entreprises n'ont aucun intérêt à investir ;
- la mondialisation a ouvert aux entreprises (de tous les secteurs), avec l'ouverture de nouveaux marchés, la possibilité de recouper plus rapidement leurs coûts de développement. C'est probablement vrai dans ce secteur, et il peut donc y avoir de bonnes raisons de réduire la durée de vie des brevets. Mais cela ne va pas jusqu'a justifier la première option.
- les grandes innovations médicales (la vaccination, la pilule) ont été réalisées par des chercheurs qui n'etaient pas mus par la recherche des profits. C'est à mon avis le meilleur argument. Nous ne savons pas vraiment quel rôle la recherche du profit a joué dans la révolution pharmaceutique. Le développement des antibiotiques, par exemple (apres la découverte initiale de Fleming) doit autant a la nécessité de protéger les soldats americains pendant la seconde guerre mondiale. A notre niveau d'ignorance, il me semble toutefois que la prudence serait de ne pas trop jouer avec le système de protection de la propriété intellectuelle avant d'en savoir plus---un principe de précaution a l'envers, en quelque sorte .
La méthode qui a la faveur de beaucoup d'économistes consiste à subventionner la fourniture de vaccins aux pays pauvres : les entreprises pharmaceutiques les fourniraient au coût marginal (qui est très bas) et les pays riches s'engageraient à leur payer un complément qui leur assurerait un profit suffisant pour rémunérer leurs coûts de développement. Ce complément, en l'espèce, pourrait être dix ou vingt fois plus éleveé que le prix payé par les pays pauvres. Dans cet article de The Economist's Voice, Owen Barder, Michael Kremer et Heidi Williams expliquent pourquoi cette approche est plus prometteuse, et comment elle pourrait fonctionner en pratique. Ils rappellent notamment que l'Expanded Immunization Programme de l'OMS, qui sauve 3 millions de vies par an, a un rapport coûts-bénéfices de 1 a 5 au minimum---un triomphe, à l'aune des programmes de développement, et à un coût somme toute faible pour les contribuables des pays riches. Il y à urgence à agir en ce domaine.
On peut quand meme trouver des raisons qui expliqueraient l'interet de la premiere approche, au moins d'une facon partielle :
- le fait que les firmes ne peuvent pas d'elle-meme proposer une discrimination tarifaire entre pays en développement et pays développés. Une fois poussées par les Etats, et une fois qu'elles ont obtenu en contrepartie des regles interdisant la réimportation des génériques africains en Europe
- le fait que le brevet induit un monopole (limité dans le temps) et qu'il induit les méfaits liés au monopole. Le brevet est déjà, en lui, une intervention publique dans le marché. Pourquoi considérer qu'elle est parfaite et qu'une intervention secondaire serait "mauvaise" a priori ?
- il n'est en particulier pas sur que le statut privé de la recherche sur les médicaments soit une réussite. Pas parce que le statut privé est mauvais en soi, mais parce que l'on est en présence produit avec des cycles d'investissements très long, et une propension à payer forte pour certains clients (qui serait prêt à négocier des années ou à attendre une tri-thérapie ?). En particulier il me semble avoir lu que le taux réel d'innovation de l'industrie était extrêmement faible, et en baisse.
- on peut également plaider pour une solution de "second best". Des millions d'adultes et d'enfants sont en train de mourrir du sida. Il est difficile de mobiliser des milliards d'aides dans un délai court. Dès lors des situation peut-etre moins "pures" mais qui marchent tout de suite peuvent être préférable à des solutions parfaites, mais jamais mises en place.
Celà dit ces éléments n'apportent pas de solution parfaite, ni ne sont contradictoire avec ce que vous dites. Mais il est clair qu'il y a un débat complexe, et le premier critère pourrait être non pas en terme de surplus global, mais en terme de surplus des "oubliés" du système...
Rédigé par : V | 26 février 2006 à 07:23
Je suppose que faire directement financer par les citoyens des pays riches un programme de recherche (par exemple, par le biais d'une bounty/prime sur résultat) et mettre les conclusions de ce programme en libre-accès pour tous les industriels désireux de fabriquer le vaccin est trop compliqué ?
Rédigé par : Flaff | 26 février 2006 à 10:14
Il faut distinguer entre la distribution de médicaments existants et la recherche de nouveaux produits.
* Le vaccin existe, autoriser la contrefaçon (en INDE par ex.), bon grès ou mal-grès. Si les industriels détenteurs de brevet sont réticents à céder sur le monopole, la recette est sur Internet.
* Le vaccin n'existe pas. La recherche scientifique n'a pas de solution pour tout est n'est pas toujours le meilleur investissement pour combattre une maladie. Voir les sommes englouties dans les thérapies géniques sans résultat concret à ce jour, ni aucun résultat obtenu dans le paludisme malgré le faux espoir du à Patarroyo. Il vaut mieux donner des moustiquaires imprégnées de démoustiquant aux pauvres que payer des années de labo!
Rédigé par : all | 26 février 2006 à 11:14
Quand le vaccin n'existe pas et que le marché n'est pas solvable, la meilleure solution n'est-elle pas de financer la recherche sur fonds publics, et de distribuer des licences ?
La santé n'est pas le domaine ou le marché est le plus efficace : ainsi 1/3 des dépenses de santé aux US seraient des frais d'avocats et de marketing des assurances privées...
Rédigé par : V | 26 février 2006 à 13:31
* V : les entreprises peuvent parfaitement pratiquer des prix differents entre pays ; les prix sont plus eleves aux Etats-Unis qu'en Europe, les Americains s'en plaignent assez. Quant aux "oublies du systeme", c'est bien eux que j'avais a l'esprit... mais si on veut leur donner un vaccin contre la malaria, il faut d'abord que quelqu' un trouve son interet a le developper.
* Flaff : le systeme du prix a aussi ete propose. Mais en pratique, il ne marche pas aussi bien : il impose beaucoup de risque aux entreprises, et l'attribution du prix repose sur un processus de validation extremement delicat.
* all : bien sur, on peut toujours confisquer la propriete existante. A court terme, taxer les riches a 100% est optimal, a condition de negliger les consequences nefastes sur l'accumulation future !
* V : la recherche publique, pourquoi pas ? Mais pour un vaccin sur la malaria, je vois mal 1/3 des depenses se consumer en frais d'avocats ou de marketing.
Rédigé par : Bernard Salanié | 26 février 2006 à 16:27
BS :
Est-il démontré que le privé a un avantage comparatif dans la recherche de vaccins ?
Jusqu'ici, les grands vaccins/grands traitements ont plutot été issus de la recherche publique que du privé, qui est plutot efficace pour réduire les couts de production de masse/distribuer/envoyer des armées de visiteurs médicaux chez les médecins pour "pousser" leurs produits : pour quelle raison faudrait-il faire confiance au privé pour faire mieux, précisément sur une cible qui n'est pas la leur ?
Rédigé par : V | 27 février 2006 à 01:50
L'aversion au risque n'est effectivement pas l'apanage des individus : reste alors à savoir si les citoyens des pays riches appellés solidairement à contribuer ont également à contribuer à la prime d'aversion demandée par ces "entrepreneurs en charentaises". Par ailleurs, quelle utilité sociale peut-on accorder à une entreprise qui ne prend aucun risque (puisqu'après tout, le financement de la recherche en santé publique par des fonds publics semble si naturel ?).
Si le système des primes était effectivement expérimenté, cela permettrait à des organismes publics (ou des sociétés informelles) de concourir contre des acteurs à vocation lucrative : or, je crois que nulle théorie économique compatible avec le libre épanouissement du secteur concurrentiel ne s'oppose à l'intensificiation de la concurrence.
Rédigé par : Flaff | 27 février 2006 à 14:32
Cette discussion aborde 2 sujets très différents :
1. Est il moral d'être généreux avec l'argent des autres? En d'autres termes, si je suis un "gens aux idéaux généreux" et si je veux que les pauvres aient accès au vaccin contre la malaria, je peux :
(i) exiger que l'industrie pharma (ie. pas moi) l'offre.
(ii) exiger que l'Etat (ie. moi et 25 millions de contribuables qui ne sont pas moi) l'offre.
(iii) faire un chèque et l'envoyer à une ONG qui offre des vaccins, travailler bénévolement pour une telle association, en faire la publicité, convaincre mes amis de m'imiter etc...
Ce qui est ironique, c'est que BS (soit-disant libéral et vivant en Libéral-land) ne mentionne pas cette dernière possibilité. Serait ce une infirmité française? Sommes nous donc incapables de faire quelque chose de bien nous-mêmes, sans nous reposer sur l'Etat?
2. La recherche en général, pharmaceutique en particulier est elle mieux assurée par le public ou le privé?
L'histoire fourmille d'exemples où l'un et l'autre ont été meilleurs. J'aurais tendance à préférer conserver la co-existence des 2 systèmes.
La question de la protection de la propriété industrielle se pose néanmoins. Si les résultats de la recherche publique tombent dans le domaine public et que la recherche privée peut breveter ses résultats, cela donne un avantage injuste au privé. On commence à voir apparaître un discours très convaincant en faveur d'un affaiblissement (pas l'annulation) de l'IP en en réduisant la durée et/ou restreignant les critères d'attribution.
Certains domaines de recherche sont devenus de véritables champs de mines juridiques avec des dizaines de brevets détenus par autant de sociétés différentes. Dans ces cas-là, l'IP a un effet négatif sur la recherche.
Rédigé par : Xavier | 28 février 2006 à 09:43
". On commence à voir apparaître un discours très convaincant en faveur d'un affaiblissement (pas l'annulation) de l'IP en en réduisant la durée et/ou restreignant les critères d'attribution."
Dans le cas du domaine très particulier de la propriété industrielle dans le secteur de la santé, je crois qu'on ne peut pas négliger l'importance des arguments énumérés dans un texte de Bernard Salanié :
http://bsalanie.blogs.com/economie_sans_tabou/2005/09/la_valeur_de_le.html
Rédigé par : Flaff | 28 février 2006 à 11:01
Oui, tout cela est très bien... Continuons à chercher des solutions pour éviter aux grands labos de perdre trop de profits, à protéger les dividendes des actionnaires, pendant ce temps des milliers de personnes meurent pendant qu'on glose sur l'orthodoxie économique de telle ou telle solution. Les "modalités" de solidarité entre les personnes existent déjà (cotisations sociales par exemple), mais pour une grande partie les revenus du capital échappent à ces prélèvements. Pourquoi ? Dans quelle mesure créent ils de la richesse (autre que virtuelle), des emplois ?
Préconiser une solution qui ne partirait pas du principe de préservation des profits place tout de suite dans une optique d'atteinte à l'entreprise, à la propriété privée, je ne sais quoi... Donc on ne touche pas à l'entreprise, sinon on est taxé de stalinisme je suppose.
Pourquoi ne pas imaginer des systèmes de brevets obligatoirement publics en matière de sujets aussi sensibles ? Les labos pourraient se rémunérer sur des licences, des formations/conseils, du transfert de compétences...
Mais bon je ne suis pas économiste hein, vous allez me dire que "je n'y connais rien"...
Rédigé par : eczistenz | 28 février 2006 à 11:01
Merci Xavier!
Effectivement il serai plus moral et surement beaucoup plus efficace d'inciter les gens a donner a des associations et des ONG , voir meme a s'engager ( pourquoi pas via une reduction d'impots ).
Incensitive matters, comme dirai l'autre ...
Rédigé par : Nade | 28 février 2006 à 13:03
La charite publique evince ("crowds out") la charite privee, c'est un point que je nie pas. Mais si la charite privee est insuffisante, la charite publique peut prendre le relais : les gouvernants (revons un peu...) neutralisent, au moins a l'interieur d'un pays, la tendance naturelle de chacun a esperer que c' est l' argent de son voisin qui contribuera a reduire la faim dans le monde.
L'Etat pourrait aussi, naturellement, renoncer a pratiquer la charite publique directement, et subventionner la charite privee par des deductions d'impot (ce qu' il fait effectivement, en France comme aux Etats-Unis).
Et, charite bien ordonnee, etc, il y a au chapitre 8 de mon (excellent !) manuel de fiscalite une analyse theorique de ces questions :
http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/2717844317/qid=1141342206/sr=8-6/ref=sr_8_xs_ap_i6_xgl14/403-4125504-4566859
Rédigé par : Bernard Salanié | 02 mars 2006 à 18:30
Merci Mr.Salanie pour la reference.
J'ai deja lu de vous votres exellent "l'economie sans tabou".
Je vais de ce pas commander votre manuel de fiscalite. J'espere etre au niveau!
Rédigé par : Nade | 02 mars 2006 à 23:12
Un exemple concret de ce qu'il faut faire :
http://www.liberation.fr/page.php?Article=364401
Je pense que le sujet est trop important pour le laisser à la charité publique. Mais il est vrai que dans ce domaine il y a parfois des anomalies troublantes : on pourrait dire qu'en France, le "service public d'assistance alimentaire" a été créé par Coluche, alors que ce service me semble bien plus essentiel que beaucup de services "services publics" assurés par l'Etat...
Rédigé par : V | 04 mars 2006 à 02:25
Ne pas faire payer les firmes pharmaceutiques ? Peut-être !
Posez vous quand même cette petite question : pourquoi Sanofi-Aventis vient-elle de confondre son activité de vaccins (dont le principal débouché est l'Afrique) avec une autre branche pharmaceutique juste avant sa mise en place des normes comptables IFRS ? Tout simplement parce les normes comptables imposent désormais un reporting par segment d'activité, et qu'à laisser l'entité dans son indépendance ancienne, SAnofi aurait été obligé de révéler la rentabilité record de cette branche (gros cash-flow, investissements amortis).
Le rôle financier qu'assigne Sanofi à cette branche, c'est de financer ses investissements très lourds dans les autres domaines. Si elle procédait avec transparence, la pression du public la forcerait à une politique tarifaire plus "citoyenne", plus "durable". Ses actionnaires, bien informés, seraient peut-être même d'accord pour que les investissements nouveaux soient financés de leur poche plutôt que sur la base de la rente extraite des populations africaines (ou plutôt extraite des budgets assumés par les gouvernements et les associations caritatives qui financent l'aide médicale en Afrique).
Qu'on se le dise ! Et pas trop d'angélisme dans l'intervalle.
Rédigé par : françois | 04 mars 2006 à 02:50
"Mais il est vrai que dans ce domaine il y a parfois des anomalies troublantes"
Lesdites anomalies ne sont que les failles des modèles auxquels on aime à restreindre sa propre réflexion pour affronter un problème temporairement au dela de sa capacité d'appréhension : si la méthode est on ne peut plus recevable pour mener une réflexion scientifique, elle peut être qualifiée de démarche idéologique lorsqu'elle simpose dans le cadre d'une réflexion sociale.
Fort heureusement, quiconque éprouvera le besoin de telles béquilles pour distinguer le possible du souhaitable n'aura probablement pas les moyens de promouvoir sa vision du possible.
Rédigé par : Flaff | 04 mars 2006 à 11:39