C'est la question que m'a posé ma coiffeuse. Elle s'appelle (ou prétend s'appeler) Renée---il y a encore dans ce pays des signes de l'influence culturelle francaise, comme on voit. Comme cela m'arrive parfois ici, j'ai mis en branle mes neurones afin d'essayer de comprendre ce qu'elle voulait dire. J'ai vu trois interprétations possibles :
- "avez-vous préparé votre âme à commémorer l'anniversaire (plus ou moins) de la naissance du Christ ?"
- "avez-vous acheté des vêtements chauds ?"
- "savez-vous où vous allez passer le break?"
J'ai dit prudemment "Sort of...", ce qui n'engage à rien, surtout quand votre réponse n'est pas un élément essentiel du dialogue. La suite m'a éclairé : il fallait comprendre
Avez-vous acheté vos cadeaux de Noel ?
Ah, les cadeaux de Noel. Ici, cela commence dès le lendemain de Thanskgiving. Thanksgiving est le quatrième jeudi de novembre, et le lendemain annonce le début de la "Christmas shopping season", dont la devise est apparemment "shop until you drop". La frénésie connait des hauts et des bas jusqu' à Noel ; mais en ce qui me concerne, la 5e avenue (entre autres) est off limits pendant toute cette période.
Dans l'un des premiers exercices proposés aux apprentis économistes, on leur explique que chacun devrait préférer recevoir un bon d'achat de 100 dollars plutôt qu'un cadeau qui a coûté 100 dollars au donateur. La raison est simple : si vous me donnez 100 dollars, je pourrai en faire un usage qui correspondra mieux à mes goûts. Qui ne s'est senti frustré en recevant une horreur coûteuse ? Et ce raisonnement ne prend même pas en compte les heures dépensées par chacun pour aller acheter dans une ambiance hystérique un cadeau qui a de bonnes chances de décevoir son bénéficiaire...
Malgré cela, les Américains vont dépenser cette année environ 50 milliards de dollars en cadeaux de Noel. Les économistes qui ont essayé d'evaluer le coût social de cette activité (temps perdu, cadeaux inadaptés) la chiffrent à 6 milliards de dollars au moins, une bagatelle. Comment peut-on l'expliquer ?
- "C'est l'intention qui compte'' ; d'accord, mais il y a aussi une intention dans un bon d'achat. Il faut sans doute comprendre : "c'est le temps perdu qui compte''. Je devrais donc être d'autant plus heureux que le donateur a passé plus de temps à chercher pour moi la cravate "originale'' qui fera si bien dans ma poubelle ? Et quid du monsieur riche qui offre à sa femme un bijou qu'il a demandé à sa secrétaire de choisir ? Il est vrai qu'un diamant, au moins, est un placement qui a certaines qualités (facile à cacher, notamment) : comme dit le poète,
A kiss on the hand
May be quite continental
But diamonds are a girl's best friend
A kiss may be grand
But it won't pay the rental
On your humble flat
Or help you at the automat.
- Bien sûr, il est peu probable que mes amis passent longtemps à chercher un cadeau que je détesterai. Canice Prendergast et Lars Stole (de la Graduate Business School de Chicago) ont montré dans l'European Economic Review en 2002 que les cadeaux pouvaient servir de signal utile : "j'ai passé du temps à chercher quel cadeau te plairait, mon amour''. Cet argument suppose que le bénéficiaire soit content de voir qu'on a compris ses désirs secrets, et que le donateur soit content de montrer qu'il a compris. Ce n'est pas à toute épreuve non plus : 1) les listes de mariage échappent à ce raisonnement ; 2) il y a des risques de débordement : des gens qui se connaissent à peine se font des cadeaux parce que c'est l'usage, avec un taux de coût social certainement plus élevé que les 10-15% évoqués plus haut. Dans l'équilibre caractérisé par Prendergast et Stole, ces gens devraient se donner des cadeaux en cash...il nous reste beaucoup à apprendre sur les raisons de cette orgie annuelle.
Vous devriez peut-être vous mettre à la socio... c'est plus approprié que l'économie pour aborder les comportements qui ne ressortent pas uniquement des choix rationnels. Il y a tout une littérature sur les cadeaux, à commencer par Mauss (Essai sur le don) ; vous pouvez aussi jeter un coup d'oeil à un article de l'American Journal of Sociology de 1967, "The Social Psychology of the Gift" ; sur la question spécifique des cadeaux de Noel, "Christmas Gifts and Kin Networks" (American sociological review, 1982) ; "Gifts as Economic Signals and Social Symbols" (AJS 1988) ; "Gift Giving and the Emotional Significance of Family and Friends", Journal of Marriage and the Family, 1997 peut être intéressant. Tout ça est sur JSTOR, bien entendu.
D'un point de vue plus général, vous n'avez pas l'impression que beaucoup d'économistes se sentent obligés, depuis Gary Becker, de folatrer dans les contrées qui ne sont pas les leurs, et, bardés de leur légitimité de matheux, enfoncent vaillament les portes ouvertes ?
Rédigé par : Francois | 10 décembre 2005 à 18:28
Si les gens font des cadeaux, parfois couteux, souvent dispendieux en temps, c'est aussi pour transmettre une part d'eux-mêmes à travers ces présents.
Pour ma part, j'offre toujours ce que j'aime MOI avant tout, et que le destinataire est susceptible d'aimer. Et JAMAIS je n'offrirai un objet (ou autre) que je n'aime pas personnellement, même si on m'en fait la demande.
Cette idée éclaire-t-elle votre lanterne ?
Rédigé par : Emmanuel | 10 décembre 2005 à 19:09
Le calcul de la perte sèche de Noel (entre un dixième et un tiers de la valeur des achats) est dans ce célèbre article de l'AER :
http://web.centre.edu/rizzo/DWL%20of%20Christmas.pdf
Rédigé par : econoclaste-alexandre | 11 décembre 2005 à 05:38
Je me souviens d'un article (référence oubliée) qui évaluait, au contraire, le GAIN du cadeau : si on vous proposer de vous racheter votre cadeau au prix nécessaire pour que vous acceptiez, on trouve en general une valeur supérieur à la valeur marchande. D'ou deux paradoxe :
- 1er paradoxe, celui que vous citez : les gens s'offrent des cadeaux alors qu'il semblerait que cela détruise de la valeur economique
- 2e paradoxe, une fois le cadeau offert, le fait d'offrir à non seulement compensé la 'perte de valeur' mais a meme augmenté sa valeur par rapport à la valeur de marché
Notez qu'au passage on peut ainsi expliquer l'un des plus grand mystere de l'économie comportementale : l'effet "Persil" (en reference à la valeureuse menagere qui refuse d'échanger son baril de Persil contre deux barils d'une lessive inconnue).
Rédigé par : V | 11 décembre 2005 à 11:09
Francois : il y a deux pétitions de principe extrêmes. La première est celle que vous attribuez à Gary Becker, et qui serait "tout ce qui est réel est rationnel", pour paraphraser Hegel. Ce n'est d'ailleurs pas exactement la facon dont il décrit son approche :
"The combined assumptions of maximizing behavior, market equilibrium, and stable preferences, used relentlessly and unflinchingly, form the heart of the economic approach as I see it.",
ce qui ne nie pas l'utilité d'autres approches mais affirme simplement que l'économiste doit creuser son sillon en évitant le recours à des hypothèses ad hoc qui ne ressortent pas de sa méthodologie de base---on peut parfaitement ne pas être d'accord, bien sûr.
La seconde est la vôtre : "la socio ....est plus appropriée que l'économie pour aborder les comportements qui ne ressortent pas uniquement des choix rationnels". C'est un peu surprenant. Pour parler en statisticien, supposons que le vrai modèle d'un comportement C soit C=f(S,E), où S désigne les variables sociologiques "irrationnelles" et E les variables économiques "rationnelles". Si la variance de C vient à 99% de E (je ne prétends pas que ce soit le cas pour Noel !), vous décririez toujours la socio comme "plus appropriée que l'économie" ?
En tout cas, merci à vous pour les références à la littérature socio (ou ethnologique, d'ailleurs) sur le don, il est bon de rafraîchir ses souvenirs scolaires. Merci aussi à Alexandre pour la réf à Waldfogel (et à Emmanuel dont nous savons maintenant que c'est un bon petit :-)). Ayant lu l'article de Caplow et celui de Waldfogel, je remarque des différences, mais aussi des ressemblances :
* ils ont tous les deux une théorie (très simple) et des données (très minimales, de l'ordre de 100 individus).
* l'économiste, très Popperien, présente d'abord sa théorie et sa prédiction testable, puis la confronte aux données ; le sociologue décrit les résultats de son enquête, puis montre comment ils se conforment (ou pas) à sa théorie.
* curieusement, le sociologue est ici le plus Beckerien des deux : alors que Waldfogel suppose des préférences altruistes et montre que (comme on le vérifie sur les données) le don est plus souvent en cash si le donateur ne connait pas bien les préférences du bénéficiaire, le sociologue constate que les dons vont de ceux qui en attendent un retour d'ascenseur à ceux qui peuvent le leur donner... (des parents aux enfants qui leur viendront en aide plus tard, de M. Smith a la fratrie de Mme Smith pour se la concilier...) Ce sociologue est atrocement rationnel ! Il est vrai que Gary Becker est aussi professeur de sociologie...
Rédigé par : Bernard Salanie | 11 décembre 2005 à 14:42
Comment un économiste libéral explique_t_il le principe même de course au profit ? Quel est l'utilité pour l'individu de courir après le profit individuel ? A supposer qu'un individu cherche à maximiser son profit en monnaie de sorte à pouvoir savoir quoi bon en faire quand il saura quoi en faire, qu'advient-il de celui qui sait ce qu'il pourrait faire du profit s'il en disposait, mais qui sait aussi comment éventuellement éviter l'étaper de l'enrichissement personnel pour y parvenir ?
Rédigé par : Flaff | 11 décembre 2005 à 15:54
Je ne sais pas si cette hypothèse a été explorée, mais voici une autre hypothèse "économique" pour les cadeaux : c'est en fait du transfert d'information. Pas seulement sur les dispositions de chacun que sur la disponibilité des biens de consommation. Du genre : voilà quelque chose que tu n'aurais jamais acheté/trouvé toi même mais que moi j'ai trouvé parce que notre information sur les boutiques n'est pas la même. Ping. Je t'offre à la fois de l'utilité directe et de l'information.
Bon, je ne pense pas que cela explique tout (et notamment pas l'effet Persil). Mais c'est la rationalisation qui me permet, moi économiste, de faire et d'accepter des cadeaux sans mauvaise conscience.
D'autant que cela me permet de répondre aux demandes de listes par une fin de non-recevoir. Je veux une surprise. J'ai une raison économiquement rationnel pour cela (ou du moins je m'en suis convaincu). Ah, mais.
Du coup, bien sûr, je n'offre que des objets qui me plaisent à moi et jamais des objets qui sont dans les champs d'intérêt immédiats de la personne à qui je fais les cadeaux.
Guillaume
Rédigé par : Guillaume Daudin | 12 décembre 2005 à 05:38
Guillaume Daudin: Il arrive également qu'on refuse des cadeaux au motif que la dette qu'ils créent n'est délimitable ni en durée ni en quantité. A contrario, les cadeaux les plus précieux en culture africaine sont des placements : on donne tout ce qu'on a au dessus du minimum vital à la génération suivante dans l'espoir qu'elle prospère et prenne soin de vous quand viendront vos vieux jours.
Les cadeaux de Noël sont-ils autre chose que la création d'une dette t'entat d'assurer une cohésion sociale qui ne semble pas découler d'elle même, par la constitution de dettes croisées délibéremment non évaluées ? Après tout, l'action sociale d'un état est-elle autre chose qu'un chantage destiné à faire conjecturer à l'ensemble des citoyens de si nombreuses pertes de service et de patrimoine à supposer qu'ils souhaitent se dispenser d'état ?
Rédigé par : Egoine | 14 décembre 2005 à 00:46
Sur le sujet des cadeaux en liquide, je vous conseille Doormen de Peter Bearman, dont le sujet a en plus l'avantage d'être contextuellement adapté à votre nouvelle implantation new-yorkaise. Au passage, félicitations ! Mais l'auteur étant un de vos nouveaux collègues de Columbia, je ne vous apprend sans doute rien... ;-)
En particulier la portion sur le calcul de chacun des occupants du bonus annuel (en France, on appelle ça des étrennes) à donner au portier.
La recension du New Yorker n'est pas excellente :
http://www.newyorker.com/talk/content/articles/051010ta_talk_paumgarten
J'aime bien l'entrée de Crooked Timber :
http://crookedtimber.org/2005/10/30/doormen/
Rédigé par : Thomas-Xavier MARTIN | 14 décembre 2005 à 07:04
M. Salanié, c'est une impression ou un message à disparu ? Il y avait pas une histoire de citation de Chirac ? J'ai trop bu ou j'ai eu des hallucinations ?
Rédigé par : horssujet | 16 décembre 2005 à 18:43
Horssujet : je n'ai pas pu me connecter sur Typepad aujourd'hui, "maintenance" parait-il. Chirac et Cameron ont disparu puis reparu, je n'y suis pour rien, et les commentaires sur ce post sont inaccessibles. Tss tss...
Rédigé par : Bernard Salanie | 16 décembre 2005 à 22:36
> François, étonnant, j'ai fait le même remarque quelques notes plus tôt. A mon avis cet hyper-utilitarisme comme postulat méthodo devient une sorte de holisme, c'est très déterminant de croire que tous le monde fait un raisonnement cout-avantage permanent.
Et comment, alors expliquer le potlatch, lorsqu'deux sociétés s'autodétruisent en s'offrant des cadeaux toujours plus couteux????
Rédigé par : SETIM | 17 décembre 2005 à 03:15
Tim Hartford sur les bons conseils d'un économiste pour les cadeaux de Noel :
http://www.timharford.com/writing/2005/12/tis-season-to-be-stingy-because.html
Rédigé par : econoclaste-alexandre | 17 décembre 2005 à 14:22