A l'origine, ce terme désignait la lutte d'influence entre les Russes et les Britanniques à l'époque de Kipling, avec pour enjeu les approches de l'Inde---les Afghans, déjà, jouaient un rôle perturbateur (ils ont par exemple laissé le médecin militaire Watson à moitié mort sur le champ de bataille). Plus récemment, c'était la guerre froide qui était le Grand Jeu, avec des enjeux incomparablement plus élevés. L'ouverture des archives permet de mesurer mieux le rôle que les espions y ont joué. Je recommande le livre de Fred Hitz (ancien cadre dirigeant de la CIA, c'est d'ailleurs une autre ancienne agente qui me l'a fait découvrir). Il n'est pas facile à trouver, mais voici un compte-rendu (par la CIA...).
Le thème du livre de Hitz est un peu usé, voire éculé ("la réalité dépasse la fiction"), mais son texte reste heureusement assez sobre. Comme chacun de ses chapitres correspond à un cours---comment, vous n'avez jamais pris de cours d'espionnage ?, il y a des redites un peu maladroites. Mais j'y ai appris beaucoup de choses :
- je ne connaissais pas le Berlin Tunnel. Creusé sous le secteur britannique, il avait permis à leurs services de se connecter sur toutes les lignes de communications soviétiques à Berlin. Belle réussite ? Pas tout à fait : une taupe avait informé Moscou depuis le début. Un échec cuisant alors, puisque Moscou pouvait manipuler l'Ouest ? Pas plus : il aurait fallu pour cela parvenir à coordonner les milliers de communications passant par ces centaines de lignes ; et même une dictature n'en aurait pas été capable, la lourdeur bureaucratique aidant.
- les motivations des traîtres, de par et d'autre, sont aussi assez surprenantes. L'idéologie n'aura apparemment que peu compté, même pour les Cambridge Five (Philby et al) : il s'agissait plus de rancoeur de l'élite anglaise traditionnelle contre l'hégémonie américaine désormais patente. C'est aussi la rancoeur qui semble avoir poussé les deux grands agents doubles soviétiques des années 50, Popov et Penkovsky, tout comme Aldrich Ames à la CIA---dans son cas, le goût du lucre a beaucoup joué aussi.
- enfin, sur l'usage du détecteur de mensonge à la
CIA, cette évolution typiquement bureaucratique :
- au début, il n'est qu'un instrument d'appoint, dont chacun connait les limites (en particulier, le rôle déterminant de l'examinateur) ;
- mais comme il est trop tentant de s'appuyer sur son jugement "objectif", il devient le critère essentiel des tests de loyauté ;
- les examinateurs, gênés par le poids d'une nouvelle responsabilité dont ils ne veulent pas, manipulent inconsciemment les tests pour éviter de recaler des innocents.
"c'est d'ailleurs une autre ancienne agente qui me l'a fait découvrir"
Vous avez décidément une vie trépidante depuis que vous êtes aux states ;-)
Rédigé par : Antoine belgodere | 23 novembre 2005 à 06:11
Sur le grand jeu "d'origine" ce livre est absolument passionant :
http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/0192802321/qid=1132767426/sr=8-1/ref=sr_8_xs_ap_i1_xgl/402-2013264-6040961
Rédigé par : econoclaste-alexandre | 23 novembre 2005 à 12:38
Je confirme, Alexandre : cet autre livre est passionnant. A la fin du XIXe siècle, les meilleurs étudiants britanniques rentraient à l'Indian Office (comme plus tôt les deux Mill, ou plus tard Keynes), et nombre d'entre eux (ni les Mill ni Keynes...) partaient mourir de maladie ou sous les coups des Afghans aux marges du Raj, pour la plus grande gloire de l'Empire, mais aussi semble-t-il pour le frisson du Grand Jeu. Sans parler de ceux qui se lancaient dans l'exploration à l'aveugle du continent africain, comme Burton et Speke ou Livingstone. Drôle de peuple, décidément.
Rédigé par : Bernard Salanie | 26 novembre 2005 à 10:02
John Stuart Mill qui trouvait les efforts tellement éprouvants à l'indian office qu'il occupait ses heures de bureau à rédiger ses ouvrages, et déclarait qu'il trouvait "office duties an actual rest from the other mental occupations which I have carried on simultaneously". Et n'oublions pas l'immortel poème de T.L. Peacock sur son travail là bas :
from ten to eleven, at a breakfast from seven:
from eleven to noon, to begin was too soon;
from twelve to one, asked "what is to be done"?
from one to two, found nothing to do;
from two to three began to foresee
that from three to four would be a damned bore.
Etonnant mélange d'aventure incroyable pour les uns, et de bureaucratie alimentaire pour d'autres...
Rédigé par : econoclaste-alexandre | 27 novembre 2005 à 19:11
Ah, mais si la bureaucratie alimentaire a permis a J. S. Mill d'ecrire "On Liberty" et "On the Subjection of Women", je lui pardonnerai beaucoup...
Rédigé par : Bernard Salanie | 28 novembre 2005 à 22:09
Une remarque sur le livre déjà mentionné :
Regardant les références de ce livre, The Great Game de Hopkirk, une question se pose: C’est une histoire racontée par qui?
Exemple historique de ce problème est histoire de l’empire Perses en général et Cyrus en particulier. Il était décrit par les Grecs, Herodotus et Thucydides, comme un peuple sauvage. La vision de l’histoire qui a été la seul jusqu’au 20eme siècle. « Normal, il s'agit d'un Perse, l'ennemi héréditaire des grecs. » Ecrit Le Monde hier dans un article intitulé « Une Perse méconnue à Londres ».
On a oublié ou négligé même la version racontée dans la Bible :
Cyrus is mentioned some 23 times in the literature of the Old Testament. Isaiah refers to Cyrus as Jehovah’s “shepherd,” the Lord’s “anointed,” who was providentially appointed to facilitate the divine plan.
Regarder Isaiah 45, Daniel, Ezra 1-3.
Nous avons attendu jusque notre époque ou les archéologues ont découvert la civilisation perse et les historiens ont récrit l’histoire basée sur les deux versions. Un de meilleur livres dans le sujet est le classique de Olmstead, « History of Persian Empire ». C’est étonnant comment on peut donner des images différentes d’une personne, surtout quand il a 2600 ans.
Par contre les guerres Anglo-Aghan ne sont pas si ancien que ça.
Lisant le livre de Hopkirk, nous entendons la seule voix des officiers britanniques et russes de barbarisme des Afghans et nous oublions l’autre version de l’histoire. C’est rare dans ce livre ou on peut trouver une phrase sur ce que ces officiers ont fait. Par exemple, on le trouve quand un des officiers a eu honte de ce qui-ont fait ses camarades:
"In one village, it is said, every male over the age of puberty was slaughtered, women were raped, and some even killed. ‘Tears, supplications, were of no avail.’ one young officer recalled. ‘The musket was deliberately raised, the trigger pulled, and happy was he who fell dead.’ Shocked at what he saw he described many of the troops as little better than ‘hired assassins’."
Rédigé par : Arash Nekoei | 03 décembre 2005 à 08:00
Arash : vous avez raison, bien sûr, le Grand Jeu est décrit pour l'essentiel du point de vue des Anglais et des Russes (surtout des premiers). Vous le savez sûrement mieux que moi, le passé perse est un point délicat en Iran même : négligé pendant des siècles, monté en épingle par le dernier Shah, mis à l'index par les mollahs, ne devient-il pas un signe de ralliement des réformateurs aujourd'hui ?
Rédigé par : Bernard Salanie | 04 décembre 2005 à 09:48