Bob Aumann et Thomas Schelling ont eu le prix Nobel d'économie. Je suis un peu en retard sur l'événement ? Soit, mais n'êtes-vous pas impatients de connaître mes réactions ? Si ce n'est pas le cas, mais que vous souhaitiez tout de même en savoir un peu plus que ce que les media ont publié, je vous suggère ce bon résumé non-technique de leurs contributions sur le site du Prix. Dans le cas contraire, read on.
Le jury a récompensé cette année (après Harsanyi, Nash et Selten en 1994) d'autres pères fondateurs de la théorie des jeux. C'était très attendu en ce qui concerne Aumann, plutôt moins pour Schelling---non qu'il ne le mérite pas, mais parce que ses contributions ont pris une forme très différente, j'y reviendrai.
Aumann est le père spirituel d'une génération d'économistes israëliens très brillante (la suivante n'est pas mal non plus). La plupart d'entre eux ont suivi son exemple et se sont illustrés en économie mathématique, et surtout en théorie des jeux et en théorie de la décision. L'"école israëlienne d'économie" est l'une des trois meilleures d'Europe, avec la britannique et la française. Les media ont largement rendu compte du rôle fondateur d'Aumann dans la démonstration des différentes versions du "folk theorem", qui énonce (en gros) que si des joueurs interagissent de manière répétée et sont suffisamment patients, ils peuvent parvenir à n'importe quel résultat supérieur à la non-participation, et en particulier au meilleur résultat coopératif. Pour prendre un exemple économique d'actualité, Bouygues, Orange et la SFR se font (en théorie) concurrence sur le marché du téléphone mobile en France. Mais il leur est facile de maintenir des prix élevés en se menacant réciproquement d'une guerre des prix si l'un des trois (disons la SFR) essaie d'accroître sa part de marché en baissant ses prix---toute ressemblance avec une situation existante ne serait évidemment pas qu'une coïncidence. Une guerre des prix a l'inconvénient de réduire les profits de Bouygues et d'Orange comme de la SFR, et ne serait donc pas forcément une menace crédible. L'une des principales contributions d'Aumann est d'avoir démontré qu'on peut néanmoins contourner cette objection.
Le "folk theorem" a fait couler énormément d'encre, à la fois pour éprouver sa robustesse et pour
trouver des antidotes à ce qui était considéré comme un poison pour la théorie des jeux, dans la
mesure où il suggère que la théorie des interactions répétées (c'est-à-dire la plupart des
interactions économiques) est une impasse. On lui a peut-être donné trop d'importance ; ses hypothèses
supposent que les joueurs soient suffisamment patients, ce qui suppose en particulier qu'ils vivent suffisamment
longtemps. Si la SFR pense que le téléphone mobile ne durera qu'un temps et sera supplanté par une technologie
supérieure dans
une année ou deux, une menace de guerre des prix dans un an ne sera pas suffisante pour la
dissuader de baisser ses prix
aujourd'hui. Le folk theorem est une contribution fondamentale, mais son domaine d'application réelle à l'économie
n'est peut-être pas très étendu. De même, son article de 1964 sur les "économies non-atomiques" a, avec celui de Gérard Debreu
et Herb Scarf, lancé une littérature très abondante, mais qui semble s'être à peu près épuisée dans les années 70. Il
s'agissait de formaliser la notion de concurrence parfaite, qui suppose entre autres qu'aucun agent économique n'ait une taille
suffisante pour influencer les prix d'équilibre, et donc les revenus. Ces trois auteurs y sont parvenus en modélisant l'économie
comme un continuum d'agents de taille infinitésimale (comme, par exemple, 2,97529 est un nombre "extrêmement rare" parmi les
nombres réels). Ce cadre d'analyse a abouti à une démonstration de la "conjecture d'Edgeworth", énoncée en 1881 (!). Définissons le "coeur" de l'économie comme l'ensemble d'allocations telles qu'' aucun groupe d'agents ne pourrait obtenir mieux en se
retirant du jeu
et en constituant sa propre économie autarcique. Edgeworth avait remarqué qu'en concurrence parfaite, tous les équilibres de marché sont dans le coeur ; et il avait
cogité que si l'économie devient beaucoup plus grande que chacun de ces agents (restons vague), le coeur se réduit à l'ensemble des équilibres. C'est ce qu'Aumann, Debreu et Scarf ont démontré ; on sait donc maintenant qu'en concurrence parfaite rigoureusement définie (plus quelques hypothèses supplémentaires...), toute tentative de mettre en oeuvre une allocation qui ne serait pas un équilibre rendrait un groupe d'agents suffisamment mécontent pour qu'il souhaite reprendre ses billes.
A mon sens, ce sont les contributions d'Aumann sur le rôle des hypothèses de rationalité en théorie des
jeux qui resteront les plus influentes. Nash avait défini l'équilibre qui porte son nom dès 1950,
en posant qu'aucun joueur ne devait avoir intérêt à changer de stratégie unilatéralement. Cette
propriété de "stabilité" semble séduisante, mais comment le joueur peut-il savoir si les autres
joueurs jouent bien leur stratégie d'équilibre ? Il est facile à Bouygues de voir si la SFR a baissé ses prix ;
mais il était sûrement plus difficile aux Etats-Unis, par exemple, de savoir si les Soviétiques
respectaient les accords de limitation des armemments---il fallu l'ouverture des archives après 1991
pour s'apercevoir
que les missiles de Cuba était beaucoup plus nombreux qu'on ne l'avait pensé en 1962. J'aime particulièrement
l'article d'Aumann dans Econometrica en 1987, où il
démontre que (je suis de plus en plus elliptique) si les joeurs sont rationnels en un certain sens, alors
ils ne peuvent jouer que des stratégies qui mènent à un "équilibre corrélé"---une généralisation simple des équilibres de
Nash. C'est un résultat a posteriori trivial, mais très surprenant à l'époque (pour moi en tout cas).
Comme Aumann l'écrit lui-même,
To some readers, it may seem obvious. Once one has the formulation, it is indeed embarrasingly easy to prove [...].
Aumann est un personnage assez particulier parmi les économistes. C'est un juif très religieux ; il ne boit par exemple que du vin kosher, et le refusera si vous avez débouché la bouteille pour lui. Il a aussi des convictions beaucoup plus à droite que la plupart des scientifiques israëliens, et il n'est pas bon d'évoquer les Palestiniens devant lui. Mais en-dehors de ces deux domaines, c'est un homme plein d'humour et très accessible aux jeunes chercheurs.
J'ai dit que Schelling était moins attendu qu'Aumann. Il est plus âgé, d'une part, et son livre fondamental, "The Strategy of Conflict", date de 1960. La traduction française semble être épuisée, mais voici la version anglaise :
Certains savants communiquent essentiellement en publiant des livres ; mais les économistes se sont tournés presqu'exclusivement vers les articles depuis un demi-siècle au moins. Les étudiants sont déconcertés quand on leur suggère de se plonger dans un livre, surtout aussi ancien ; et si Schelling a un nom un peu mythique, je doute que beaucoup de jeunes économistes l'aient lu, au-delà des références automatiques ("point focal ?" Schelling 1960 !). Mais c'est un livre fascinant, et parfaitement lisible par un non-spécialiste---ce qui me permnet d'être plus succinct ici . Il présente et discute sur des applications importantes des concepts aussi fondamentaux que l'engagement, le "bargaining" (dans un sens beaucoup plus général que le sens moderne), le rôle du bluff et des signaux, ou ces fameux points focaux (comment peut-on se coordonner sans communiquer explicitement ?). Et comme les medias vous l'ont dit, il a joué un rôle très important dans les réflexions stratégiques sur la Guerre Froide aux Etats-Unis. Son livre est vivement recommandé---comme, pour mesurer le chemin parcouru, le best-seller d'Avinash Dixit et Barry Nalebuff, honteusement non-traduit en français bien qu'il ait déjà quinze ans :
Tiens intéressant de voir que les professeurs d'économie utilisent aussi l'abréviation "Prix Nobel d'économie" pour le "Prix de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire d'Alfred Nobel".
Moi qui croyais que c'était une simple approximation journalistique, je vois qu'elle est rentrée dans le langage courant.
Rédigé par : Zartos | 16 octobre 2005 à 19:13
J'allais faire le même commentaire que Zartos...
Quid de cette situation ? J'avais cru comprendre que la fondation Nobel n'était pas vraiment charmée de cette situation.
Rédigé par : Florent V. | 16 octobre 2005 à 21:05
* Zartos : l'économie de langage, ce n'est pas une bonne explication ?
* Florent : la fondation Nobel cite le prix d'éco sur sa page Web (http://nobelprize.org/), c'est dire si elle est fâchée... :-)
Il y a en Suède comme ailleurs des scientifiques "durs" qui pensent qu'il n'y a pas place pour un prix d'économie, d'autres qui pensent qu'il serait préférable d'accorder un prix "sciences sociales"---ce n'est un secret pour personne. Cela dit, je connais plusieurs économistes suédois membres de l'Académie Royale des Sciences Suédoise, qui cite aussi le prix d'éco sur sa page Web (http://www.kva.se/KVA_Root/index_eng.asp). Les scientifiques francais sont très loin d'avoir la même ouverture d'esprit que les Suédois ! (ou les Américains, ou les Britanniques, etc).
Rédigé par : Bernard Salanie | 16 octobre 2005 à 21:47
La polémique vient peut-être aussi du fait que beaucoup des économistes primés ne sont pas très très appréciés dans certains cercles gauche/altermondialistes/etc. Il me semble l'avoir vu mentionnée sur www.adbusters.com - pas des grands fans d'ultralibéralisme économique, donc. Et peut-être aussi chez Naomi Klein, mais là j'ai un doute.
Des éclaircissements là dessus ? Les prix auraient-ils été trustés par UNE école de pensée, ou bien ce prix de la Banque de Suède est-il plus surprenant que j'ai pu le lire ici ou là ?
Rédigé par : Florent V. | 17 octobre 2005 à 20:03
C'est adbusters.ORG. Voir http://adbusters.org/metas/eco/truecosteconomics/neoclassical.html - ce n'est pas piqué des vers! Cela me rend toujours heureux de savoir que nos petits camarades anglophones ne sont pas privés de ce genre de litérature, qui fleurit quand même mieux dans un terreau francophone.
Rédigé par : Jacques Crémer | 17 octobre 2005 à 23:05
Je ne veux pas que ce blog se transforme en une tribune sur le Proche-Orient, pas de ce type en tout cas. Maintenant qu'on a pu lire les deux commentaires précédents, je les détruis, comme je le ferai d'éventuels successeurs.
Rédigé par : Bernard Salanie | 23 octobre 2005 à 09:14