Comme j'avais pris position un peu rapidement contre les brevets logiciel, j'ai été pris de remords et j'ai étudié un peu plus la question. Je suggère à mes lecteurs intéressés ce rapport de Bernard Caillaud (chercheur au CERAS) au Conseil d'Analyse Economique, qui présente un tour d'horizon très bien argumenté et équilibré des arguments théoriques. Pour résumer certaines de ses conclusions (voir pages 41 et 42 de son rapport) :
Le cadre de la protection par brevets semble adapté et la nécessité d’élaborer un cadre sui generis n’est pas établie. Les arguments théoriques suggèrent une protection rare (les critères de nouveauté et d’inventivité doivent être évalués avec sévérité), profonde (la protection doit couvrir des développements et applications en aval) mais relativement étroite (elle ne doit pas servir de levier excessif vers d’autres marchés, en particulier à travers les interfaces). La protection par brevets est compatible avec l’existence de logiciels libres. Cette coexistence est plus équilibrée si le respect des licences de logiciels libres est assuré et si les codes sources des logiciels brevetés sont rendus publics.
En plus des deux raisons "empiriques" que j'avais données (le taux d'erreurs élevé des offices de brevets en ce domaine, et le fait que l'innovation logicielle "significative" ne semble pas avoir accéléré depuis la généralisation des brevets logiciel), Caillaud relève que les logiciels ont plusieurs caractères spécifiques. Le plus important est la séquentialité : certaines innovations sont incontournables pour les développeurs qui suivent. Pour donner un exemple, il est heureux que l'inventeur du premier langage de programmation human-readable (Fortran) n'ait pas fait breveter son idée. Ce genre d'innovation est semblable à ce qu'on appelle une "facilité essentielle", dont le détenteur fera nécessairement un usage abusif : on ne laisse pas France Télécom libre de tarifer l'accès de ses concurrents à la boucle locale (les derniers mètres de fil téléphonique chez l'usager).
Compte tenu de ces lectures récentes, je modifie ma position : oui à des brevets logiciel qui suivraient ces principes ; mais non, encore une fois, aux projets de la Commission Européenne, qui, comme le note Caillaud, s'en écartent sur plusieurs points cruciaux.
Bertrand Warusfel a rédigé plusieurs textes sur cette question (une note à l'IFRI, un petit bouquin Dominos...).
Il explique que logiciels libres et brevets logiciels ne sont pas incompatibles lorsque l'on respecte ce que j'appellerais les "PPGD" du brevetage (principes généraux de fonctionnement).
L'expérience montre que cela n'intéresse pas beaucoup les industriels, qui préfèrent se livrer à une course au patenting sur des futilités (la Britannica a breveté l'hyperlink).
Trois solutions :
1) accepter le brevetage actuel et postuler la bonne foi des entreprises et des organismes de dépôt de brevets
2) refuser tout brevetage (position que Warusfel rejette en parlant d'un hiatus socio-culturel)
3) adopter la position médiane : n'autoriser qu'un brevetage hyper-encadré et très strict sur ses critères
La situation (1) est en cours d'élaboration, la (2) est celle d'une petite frange d'idéalistes (FSF) et la (3) constitue un avenir presque probable si la proposition actuelle est amendée avec succès. Presque parce qu'il y a aura toujours des opportunistes pour essayer de breveter n'importe quoi.
Rédigé par : François | 04 juillet 2005 à 09:16
Quid du brevet économique ? Fortune assurée à celui qui brevete les emplois aidés...
Rédigé par : Mouaif | 05 juillet 2005 à 05:35
Michel VOLLE exprime une opinion bien plus claire
http://www.volle.com/opinion/brevet.htm
La distinction entre idées et produit nécessitant des mises aux points délicates est essentielle.
Les points faibles de toutes les idées exprimées tiennent à la "défense économique" et son rapport avec la défense de la valeur ajoutée entrant dans le PIB d'un pays (où ce qui pourrait le remplacer...) ou par extension de l'Europe.
Rédigé par : MicheleArcangelo | 05 juillet 2005 à 20:08
"Les points faibles de toutes les idées exprimées tiennent à la "défense économique" et son rapport avec la défense de la valeur ajoutée entrant dans le PIB d'un pays (où ce qui pourrait le remplacer...) ou par extension de l'Europe"
Autant je trouve le texte de Volle bien tourné, autant ça, je capte nibe...
Rédigé par : Econoclaste-SM | 05 juillet 2005 à 20:33
Le texte de Volle est "bien tourné" et "clair"... peut-être un peu trop. Cette distinction entre idées et produits ne me paraît guère opératoire. Quand Watt a inventé son régulateur et ainsi ouvert la voie à une quantité d'innovations fondée sur la rétroaction, s'agissait-il d'une idée ou un produit ? Et s'il n'en avait pas fait construire un exemplaire, aurait-il fallu lui refuser un brevet ?
Rédigé par : Bernard Salanié | 06 juillet 2005 à 03:26
Ben, si vous avez bien compris VOLLE, les 2 mon général.
Il y a une partie idée qui n'est pas brevetable.
Il y a une partie PRODUIT qui l'est et qui correpond très précisément à la valeur des efforts consentis pour mettre au point le régulateur.
C'est peut être juridiquement délicat à mettre en prose, mais pas difficile à comprendre !
A part ça, vous pouvez débattre directement avec VOLLE, pour critiquer sa trop grande clarté, vous avez ses coordonnées !
Pour finir, beaucoup d'autres questions délicates subsistent : espionnage, vol, contrefaçon, piratage du logiciel, ou encore normes qu'on peut imposer aux systèmes de l'extérieur pour empêcher leur utilisation ...
Il y a 2 solutions :
- le libre
- le cryptage sur toute la ligne (Longhorn ex Palladium)
chacune correpondant à un besoin particulier.
Microsoft est seul sur le 2e projet et s'est rapproché du la communauté du libre pour le reste.
Rédigé par : MichelArcangelo | 06 juillet 2005 à 06:36
Antoine Belgodere a mentionné des "couts de transaction" sur le blog d'econoclaste, voila ci apres une reflexion personnelle (de praticien) sur le sujet.
Dans tout modele d'un économiste "serieux" les phenomenes que je decris, propres au logiciel ou le nombre et l'interaction des idees "pures" n'ont pas d'equivalent dans les autres domaines, devraient etre pris en compte non ? En lisant les divers documents, dont ceux que vous mentionnez, je ne trouve pas ce sujet abordé.
Au passage, le parlement europeen vient de rejeter la directive brevet logiciel a la quasi unanimite, une premiere a ce niveaudans l'histoire de la codecision.
Laurent
"Les couts de transaction" sont effectivement le coeur de l'affaire "économique", a la fois pour le dépot du brevet et pour la pratique de l'entreprise avec des brevets dans un domaine économique.
Pour le dépot, les habituels libéraux "moins d'état car l'état est moins efficace que l'initiative privée" se retrouvent à dire que ce si inefficace état est miraculeusement capable de dire si quelque chose est nouveau ou pas dans absolument tous les domaines de la technique, et cela à bas cout, sans délai et sans erreur ? Surprenant changement d'opinion. Mais passons sur ce détail pratique.
Pour les entreprises, le cout va de maniere évidente dépendre du nombre de brevet:
* elles sont légalement obligées de faire lire et assimiler tous les brevets de leur domaine a leurs employés et sous-traitants (et vu les délais tous ceux déposés mais pas encore validés).
* dans la plupart des cas un sous ensemble de brevet va s'appliquer, pour chacun d'entre eux il va falloir négocier une licence avec des entités qui sont probablement leur compétiteurs. Ou alors trouver un autre moyen de faire.
* l'incertitude, le risque d'erreur sur les procédures précédentes augmente avec le nombre de brevet du domaine.
Ces étapes ont un cout en argent et délai donc proportionnel au nombre de brevet du domaine. Ce cout est a mettre en relation avec le capital a employer pour inventer et ensuite produire dans le domaine.
Par exemple, pour l'industrie et les pharmas, le capital a deployer pour tout nouveau produit est en général tres elevé (grosses usines, labos de recherche couteux en matériel et en essais infructueux et repetitifs, reglementation sur la sécurité des produits, ...), ce qui minimise l'impact du cout des brevets.
Un médicament qui rapporte des milliard est typiquement protégé par un seul brevet.
Le logiciel maintenant. Une fenetre popup, c'est un dizaine de brevet. Un logiciel un peu plus sérieux, ca se compte en centaine (283 pour le noyau Linux il parait). Un ensemble de logiciels communiquants via des réseaux et utilisant des bases de données et du web, des milliers (c'est hallucinant mais vrai). Le cout de fabrication en face est plutot faible, surtout par rapport a la mise en place d'une usine. Chaque douzaine de ligne de logiciel mets en place une idée donc un brevet potentiel.
Même sans être économiste, et même en considérant que l'analyse économique arrive de temps en temps à des résultats loin de l'intuition (quoique... :), il me parait surprenant qu'un modéle intégrant les facteurs que je décris ci dessus puisse donner un résultat favorable au brevets dans le monde du logiciel, et d'ailleurs des méthodes d'affaire.
Dans la réalité, le monde du logiciel a cru de manière phénoménale sans brevets pour quelques décennies, et ca n'a pas l'air de vouloir s'arreter, alors pourquoi changer les règles du jeu ?
Pour l'absolu des brevets et leur légitimité hors de tout contexte mis en avant par leur défenseurs (les juristes), c'est plutot relatif quand on regarde dans le détail :
* les procédures chirurgicales ne sont pas brevetable, pourquoi ?
* un schéma de scénario (de roman ou de film) n'est pas brevetable, pourquoi ?
* une plaidoirie ou méthode juridique n'est pas brevetable, pourquoi ?
Laurent
Rédigé par : guerby | 06 juillet 2005 à 11:10
Ne pensez vous pas, M. Salanie, que la durée des brevets doit être prise en compte ?
Dans l'industrie pharmaceutique, il faut de nombreuses années pour rentabiliser la recherche. Pour les logiciels, il suffit en général de 18 à 24 mois pour rentabiliser une idée.
Alors, pourquoi pas des brevets de 18 mois dans les logiciels ?
Dans le même ordre d'idée, pourquoi pas une expiration des copyright au bout de 20 ans (au lieu de 70 ans après la mort de l'auteur) ?
Rédigé par : bliblo | 09 juillet 2005 à 17:43
Je suis prêt à laisser expirer mes droits d'auteur dans 20 ans... :-)
Vous avez raison en principe : la durée de protection optimale d'une innovation devrait dépendre de la rapidité avec laquelle elle peut être rentabilisée. Le problème est de mettre en pratique cette idée, dans un monde où on ne sait pas bien comment différencier ces durées optimales, ce qui laisse la porte ouverte au lobbying intense des différents secteurs de l'économie. Rien n'est simple en ce domaine...
Rédigé par : Bernard Salanié | 09 juillet 2005 à 18:14
Pour l'industrie pharmaceutique, j'aurais bien une idée :
une société garderai son brevet d'exclusivité si elle fournit son médicament au prix qu'un fabricant de générique le fournirait (sous réserve de quantité suffisante)
Rédigé par : jid | 12 juillet 2005 à 12:56