Il y a 229 ans aujourd'hui, Louis XVI renvoyait Turgot, son contrôleur général des finances et principal ministre. L'une des rares expériences de profondes réformes qu'ait connu la France (hors périodes cataclysmiques) s'achevait abruptement devant la résistance des intérêts de tout ceux qui bénéficiaient du statu quo, les priviligiés de l'Ancien Régime au premier rang bien sûr.
Turgot était né en 1727, d'un père prévôt des marchands de Paris (et auteur d'un très célèbre plan de Paris). Il adopta très tôt le libéralisme politique, comme le montre cet extrait de son discours de jeune docteur en 1750 :
On s'est beaucoup trop accoutumé dans les gouvernements à immoler toujours le bonheur des particuliers à de prétendus droits de la société. On oublie que la société est faite pour les particuliers ; qu'elle n'est instituée que pour protéger les droits de tous, en assurant l'accomplissement de tous les devoirs mutuels.
Après avoir rencontré les physiocrates, il se convertit également au libéralisme économique. Il aura l'occasion de le mettre en pratique comme intendant de la généralité de Limoges à partir de 1761. Comme les physiocrates, il pense que les impôts indirects entravent le commerce. L'impôt direct à créer doit porter sur le produit net des terres (ce qu'on appelera un peu plus tard la rente), et lui être strictement proportionnel. Contrairement aux physiocrates, il affirme que l'industrie et le commerce produisent des richesses tout comme l'agriculture. Sur le plan politique, Turgot est un bien meilleur démocrate que les physiocrates : il croit en la souveraineté populaire, alors qu'ils prônent le despotisme éclairé. Turgot est également agnostique en matière religieuse.
Un curieux enchaînement de circonstances conduira Turgot à écrire son chef-d'œuvre théorique. En 1766, les jeunes jésuites chinois Ko et Yang sont envoyés à la Cour de France pour y perfectionner leurs connaissances. Le contrôleur général des finances de l'époque demande à Turgot de leur fournir un manuel d'économie ; ce sera les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, dont on peut trouver le texte (ainsi que d'autres écrits de Turgot) dans ce recueil de Joël-Thomas Ravix et Paul-marie Romani.
L'un des grands combats de l'époque concernait la "liberté du commerce des grains", c'est-à-dire la suppression des restrictions, internes comme externes, au libre-échange agricole. Elle opposa notamment Turgot à Necker, autre futur ministre de Louis XVI. La disette de 1769-1770 dans le Limousin vit Turgot adopter des mesures que ne renierait pas Amartya Sen aujourd'hui : distribution de secours financiers, programmes publics d'emploi.
Après la mort de Louis XV en mai 1774, Turgot est appelé à Versailles comme ministre de la Marine. Il surprend déjà en envisageant l'émancipation progressive des colonies (qui dépendaient de son ministère) et des esclaves. Le 24 août, il succède à l'abbé Terray comme contrôleur général des Finances. Son programme de gouvernement peut se résumer en quatre points :
- rétablir les finances par la limitation des dépenses et la relance de l'économie ;
- réduire le rôle de l'Etat (hors infrastructures et grands chantiers) ;
- adopter une politique de l'offre ;
- réformer la fiscalité.
Il fait enregistrer dès décembre un édit libérant le commerce des grains. Malheureusement pour lui, les récoltes sont désastreuses et des émeutes éclatent en Ile-de-France en avril 1775 (la "guerre des farines"). Elles signeront la fin de sa popularité, d'autant plus qu'une épizootie des bovins leur succède (le libre-échange agricole, la maladie de la vache folle... plus ça change, plus c'est la même chose). Turgot se brouille aussi avec la Cour en tentant, sans succès, d'obtenir que la traditionnelle formule sur l'extermination des hérétiques soit omise lors du sacre du roi.
Le moment crucial de sa carière politique se situe au printemps 1776. Il présente en janvier six projets d'édits ; les deux plus importants suppriment les corvées en nature et les corporations. Ils suscitent des remontrances du Parlement et le roi doit contraindre leur enregistrement par un lit de justice. Pour le Parlement, le Chancelier Séguier résumera assez bien les raisons des résistances :
Ce sont les gênes, les entraves, les prohibitions qui font la gloire, la sûreté, l'immensité du commerce de la France.
Le Modèle Social Français, déjà...
Attaqué de toutes parts, Turgot ne pourra jamais présenter son projet de réforme fiscale, qu visait à créer un impôt direct efficace pesant aussi sur les deux ordres privilégiés. Le 12 mai 1776, il est renvoyé par Louis XVI. Ses édits de mars 1776 sont révoqués peu après son départ. Il mourra en 1781 ; la Révolution, à travers notamment son disciple Condorcet, reprendra certains élements de son œuvre (au début... plus tard, elle guillotinera Lavoisier, qui avait collaboré avec Turgot).
Il y a chez l'économiste Turgot de très nombreuses anticipations brillantes : la théorie de l'utilité, l'impossibilité pour l'Etat de planifier l'économie (à la Hayek)... on trouve parfois dans ses textes des accents du Milton Friedman de Capitalism and Freedom :
La liberté générale d'acheter et de vendre est donc le seul moyen d'assurer, d'un côté, au vendeur, un prix capable d'encourager la production ; de l'autre, au consommateur, la meilleure marchandise à plus bas prix. Ce n'est pas que, dans des cas particuliers, il ne puisse y avoir un marchand fripon et un consommateur dupe ; mais le consommateur trompé s'instruira, et cessera de s'adresser au marchand fripon ; celui-ci sera discrédité et puni par là de sa fraude ; et cela n'arrivera jamais fréquemment, parce qu'en général les hommes seront toujours éclairés sur un intérêt évident et prochain.
Vouloir que le gouvernement soit obligé d'empêcher qu'une pareille fraude n'arrive jamais, c'est vouloir l'obliger de fournir des bourrelets à tous les enfants qui pourraient tomber.
(Dernière minute : les bourrelets pour enfants sont toujours facultatifs, mais on vient de leur interdire les cigarettes au chocolat...)
Turgot a eu une grande influence sur Adam Smith, qui l'avait rencontré en 1773 et possédait ses écrits. Malheureusement, il était d'une nature trop entière (et peut-être trop dogmatique) pour réussir en politique. Il l'écrivait lui-même dans une lettre en 1773 :
C'est au public lisant et réfléchissant qu'il faut parler, c'est à lui qu'il faut plaire, lui et lui seul qu'il faut persuader ; toutes les flagorneries aux gens en place, tous les petits détours dont on s'enveloppe pour ne pas les choquer sont une perte de temps écartant du vrai but et ne réussissant même pas à faire sur eux l'impression qu'on s'est proposée.
Et voilà pourquoi (immodestement) j'ai un blog...
Merci pour ce texte, et pour ce blog en général. Avez-vous autour de vous des collègues bloggueurs ? Je serais également curieux de savoir quels blogs vous lisez (si vous en lisez).
Rédigé par : François | 12 mai 2005 à 12:20
Je ne connais pas d'autre économiste français impliqué dans la recherche qui ait un blog. Mais j'ai déjà signalé trois blogs intéressants : en France, Econoclaste (au singulier ! ---http://econo.free.fr) ; aux Etats-Unis, le blog de Becker et Posner (http://www.becker-posner-blog.com/index.html) et celui de Nouriel Roubini (http://www.stern.nyu.edu/globalmacro).
Rédigé par : Bernard Salanié | 12 mai 2005 à 13:20
Le "Réflexions sur la formation et la distribution des richesses" de Turgot est disponible intégralement en ligne ici :
http://socserv.mcmaster.ca/econ/ugcm/3ll3/turgot/reflfr.htm
Quelques autres du meme auteur ici :
http://socserv.mcmaster.ca/econ/ugcm/3ll3/turgot/
Laurent
Rédigé par : guerby | 13 mai 2005 à 20:02