On me dit parfois, ces temps-ci, que "j'ai eu ce que je méritais avec ce vote négatif". Mais je savais parfaitement que le camp du "non" était un assemblage hétéroclite. Je ne compte pas participer à une majorité de gouvernement avec eux... même si parmi ces quinze millions et demi d'électeurs, il y a bien autre chose que les souverainistes et les altermondialistes. Dans cette atmosphère de fin de règne, on voit fleurir des "tribunes libres" où de respectables membres de la France d'en haut se plaignent d'un peuple qui les a déçus (moi, c'est pire, j'ai trahi mon camp). Essayons de raison garder : je suis prêt à parier que l'Europe va continuer à fonctionner et qu'on ne reviendra pas sur les acquis du libre échange (interne, bien sûr) ; et on peut même espérer que cet incident aura des conséquences positives sur la politique économique du gouvernement français (le nouveau, ou celui d'après, c'est une question ouverte).
Le terme d'"incident" peut surprendre. Mais encore une fois, quelles sont les avancées grandioses auxquelles le "non" fait obstacle ? De nouvelles règles de vote à la majorité qualifiée dont la mise en œuvre devait s'étaler du 1er novembre 2009 à "au moins 2014" ; une extension des pouvoirs de codécision du Parlement à des domaines d'importance secondaire ; la transformation du délégué à la Politique Etrangère et de Sécurité Commune en un Ministre des Affaires Etrangères, dont l'action serait tout aussi strictement contrôlée que celle de son prédécesseur ; la réduction du nombre de commissaires, etc... toutes innovations (peut-être) utiles, mais dont l'absence ne nous empêchera pas de vivre. Javier Solana, haut représentant de l'Union pour la politique étrangère, le dit lui-même : "Nous continuerons à travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec la même énergie qu'auparavant." (sic ; il est vrai que les Espagnols ne dorment pas beaucoup). Et franchement : auriez-vous parié un kopeck ces derniers jours sur la ratification du TCE par les Pays-Bas, la Pologne et le Royaume-Uni, même en cas de vote positif de la France à, disons, 51-49 comme pour Maastricht ? Le TCE était mort quoi qu'il arrive.
Depuis ses débuts, l'Europe a été construite par des élites ; c'est une banalité de le rappeler, mais elle est criante de vérité. Après qu'il est devenu évident que la crise résistait aux remèdes habituels, et surtout après le tournant de la rigueur en 1983 en France, les gouvernements se sont convertis au "néolibéralisme". J'ai appris (on apprend à tout âge) qu'en science politique anglosaxonne, le terme "néolibéral" s'applique à "un politicien opportuniste qui adopte des mesures libérales sans y adhérer idéologiquement". Ca me paraît être une bonne définition du comportement de Jacques Chirac, mais aussi de Jacques Delors, délégué par François Mitterrand à Bruxelles pour tenter d'y sauver ce qui restait du "modèle social français" (déjà). Pendant des années, nos gouvernants ont signé à Bruxelles des accords de mise en pratique du libre échange intérieur (le Marché Unique) ou de déréglementation des services publics, dans un catimini relatif. En fait, la Commission a été notre FMI ; mais, tandis que le FMI a insisté depuis Horst Köhler sur le nécessaire "ownership" des réformes par les gouvernements qui doivent les mettre en œuvre, nos gouvernants s'excusaient à chaque fois : "c'est pas nous, c'est la maîtresse...". Selon l'immmortelle citation attribuée à Lincoln :
You can fool some of the people all of the time, and all of the people some of the time, but you can not fool all of the people all of the time.
Lorsqu'on se met à expliquer que le libre échange est bon à pratiquer avec les Allemands, mais pas avec les Chinois, il est difficile de continuer à maintenir qu'il est bon avec les Polonais (sorry, Wojciech). La vérité, chacun le sait, est qu'en l'absence de mesures d'accompagnement, le libre échange fait des perdants comme des gagnants à l'intérieur de chaque pays. Ricardo ne l'aurait pas nié, pas plus que John Stuart Mill ou Jacob Viner. Tout ce qu'on peut affirmer avec une certaine confiance, c'est que les gains des uns sont plus importants que les pertes des autres. Comme l'expliquent les manuels de microéconomie (ou le chapitre 7 de L'économie sans tabou, p. 119), le libre échange effectue une amélioration "après compensation", c'est-à-dire si les gagnants dédommagent les perdants. Mais c'est une maigre consolation pour les perdants si aucune compensation n'est mise en place.
Coïncidence qu'on aurait pu prévoir : les 55% de Français qui ont voté pour le non appartiennent assez largement aux milieux qui ont souffert de la libéralisation et de la déréglementation. (Et les économistes, comme un lecteur critique de mon livre me l'a fort judicieusement fait remarquer, appartiennent clairement aux bénéficiaires : leur emploi et leur salaire sont protégés, et ils gagnent à la baisse des prix induite par la concurrence internationale---sans parler de ceux qui, comme moi, tirent une partie de leur revenu permanent de l'étranger).
Il faut être libéral, certes, mais pas libéral idiot. Le libre échange fait des perdants, comme la destruction créatrice en général. Il faut les aider, à la fois par sens de la justice (ils ne sont pas responsables de ce qui leur arrive) et par intérêt national bien compris : si on ne le fait pas, gare à l'effet boomerang (style 29 mai 2005). Ces convictions n'ont rien de très original (ni de nouveau chez moi, cf pages 125-126 et 153 de EST) ; mais force est de constater que rien, ou presque rien, n'a été fait en ce sens. On dit (et les intéressés eux-même le disent) que les non-istes ont voulu sanctionner le gouvernement. Mais il y a là un "problème d'identification", comme disent les économètres : le gouvernement étant réputé, de son propre aveu, appliquer des mesures décidées à Bruxelles, il est difficile de distinguer entre rejet du gouvernement et rejet des directives européennes.
Le "non" au référendum aura peut-être pour mérite de faire prendre conscience aux élites qu'après près de vingt ans de chômage supérieur à 9%, on est un peu au-delà de ce que j'ai entendu qualifier de "grogne sociale" par un ministre. Le libéralisme n'est pas seulement un choix de politique économique, soit un élément très important mais somme toute technique. C'est un choix de valeurs, qui se fonde nécessairement sur le libéralisme politique. On a depuis au moins quinze ans essayé de dissocier les deux dans la construction européenne. Certes, nous étions représentés par des parlementaires européens depuis 1979 (et ils ont un peu de pouvoir depuis Maastricht) ; mais qui en a entendu parler, en-dehors de quelques épisodes plus ou moins dérisoires, comme les sorties de Berlusconi, ou d'une censure de la Commission Santer qui n'a rien changé de tangible ? Personnellement, je ne me sentais pas représenté par ces gens-là, surtout sur un scrutin de liste. Il va falloir "faire une pause dans la construction européenne", tant pis ; ceux qui croient qu'en cas de oui, la libéralisation de la prestation de services serait passée comme une lettre à la poste me semblent s'illusionner gravement. Un TCE approuvé par une faible majorité n'aurait pas conféré la légitimité nécessaire. C'est à ceux qui pensent, comme moi, que la libéralisation économique doit se poursuivre de faire les efforts nécessaires pour la rendre acceptable, à la fois en faisant preuve de pédagogie (et d'une transparence qui a bien manqué ces temps-ci) et en militant pour qu'elle soit accompagnée des mesures nécessaires. "Le seul critère est celui de l'efficacité", a dit ce soir un récent converti au pragmatisme anglosaxon...