De telles baisses d'impôt sont utilisées depuis longtemps pour relancer une activité économique grippée. Aux Etats-Unis, elles ont les faveurs des Républicains (Reagan a mis en œuvre une baisse d'impôt de 1,4% du PIB en 1981), mais également de certains Démocrates (Jack Kennedy : 1,9% du PIB en 1964). George W. Bush en est cependant le recordman, avec 0,8% du PIB en 2001, puis 0,6% en 2002 et 0,6% en 2003. Les détracteurs de ces mesures remettent en cause leur efficacité. Ils s'appuient sur les théories du revenu permanent ou du cycle de vie. Ces théories partent de l'observation que les revenus qu'une personne reçoit au cours de sa vie fluctuent beaucoup : ils sont faibles au début d'une carrière, puis plus importants, et baissent lors de la retraite. Mais l'introspection et l'observation montrent que chacun d'entre nous préfère s'assurer un niveau de vie relativement stable. Pour ce faire, nous épargnons quand nos revenus nous le permettent, et nous empruntons (je reviendrai là-dessus) quand nos revenus sont trop faibles pour nous assurer le niveau de vie auquel nous sommes habitués. Si nous recevons un chèque de 600 dollars du gouvernement, nous calculerons l'amélioration permanente de niveau de vie que ce cadeau nous permet---disons 30 dollars par an---et nous n'augmenterons notre consommation que de ces 30 dollars dans l'année, en épargnant l'essentiel, soit 570 dollars. Selon ces théories, une baisse d'impôt ne permet donc d'obtenir qu'une très faible relance de la consommation.
Nombre d'économistes répondent qu'il est très irréaliste de supposer que tous les consommateurs ont une telle facilité à "lisser" leur consommation. Seules les personnes suffisamment aisées peuvent obtenir des prêts à la consommation facilement (c'est-à-dire à des taux d'intérêt comparables à ceux qu'elles perçoivent sur leur épargne). Selon la théorie, un employé débutant devrait pouvoir obtenir un prêt de sa banque en arguant de ses bonnes perspectives de carrière ; chacun sait que c'est un peu plus difficile. Les gens qui sont ainsi "contraints par la liquidité" ne lissent pas ou peu leur consommation : ils n'ont quasiment pas d'épargne et leur consommation suit étroitement l'évolution de leur revenu. S'ils reçoivent un chèque de 600 dollars, ils le dépenseront très rapidement.
Le seul moyen de départager ces deux écoles est empirique. On pourrait par exemple regarder l'évolution de la consommation des Américains en 2000-2002, telle qu'elle apparaît dans ce tableau (où je n'ai retenu que la consommation des biens non-durables, qui est par nature moins erratique) :
Trimestre
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Taux de croissance annualisé en %
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2000-1
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0,3
|
2000-2
|
5,7
|
2000-3
|
2,3
|
2000-4
|
3,7
|
2001-1
|
0,5
|
2001-2
|
-0,1
|
2001-3
|
2,4
|
2001-4
|
4,9
|
2002-1
|
3,8
|
2002-2
|
0,8
|
2002-3
|
-0,6
|
2002-4
|
5,3
|
On voit bien sur ces chiffres le net ralentissement de la consommation dans la première moitié de 2001 et sa vigoureuse reprise dans la seconde moitié de l'année. Mais il est difficile de savoir quelle part de cette reprise peut être mise au compte des baisses d'impôts : de nombreux autres facteurs (comme une reprise générale déjà en train, ou d'autres facteurs que nous ne comprenons pas) peuvent l'expliquer, au moins en partie. Après tout, nous ne comprenons pas bien pourquoi la consommation a été aussi dynamique au deuxième trimestre 2002, par exemple. Même si on dispose de données portant sur un échantillon représentatif, comme celles du Consumer Expenditure Survey (CES), la même objection s'élèvera toujours---même si on peut cette fois comparer les évolutions des consommations de différents types de ménages et en tirer des conclusions utiles.
Heureusement, le programme d'envoi des chèques de remises d'impôts du troisième trimestre 2001 avait une particularité très utile pour les économètres : la date à laquelle un ménage donné a reçu son chèque était fonction du deuxième chiffre de son numéro de Sécurité Sociale, qui est parfaitement aléatoire (comme les deux chiffres supplémentaires en France). Comme ces dates s'étendaient sur une période assez longue (dix semaines), on peut espérer voir directement si la reprise de la consommation des ménages qui ont reçu leur rebate dans la première semaine du programme est intervenue plus tôt que celle des ménages qui ont reçu leur chèque plus tard. Pour ce faire, David Johnson (Bureau of Labor Statistics), Jonathan Parker (Princeton University) et Nicholas Souleles (University of Pennsylvania) ont obtenu que les enquêtes du CES de fin 2001 et 2002 comprennent des questions supplémentaires portant sur la date et le montant des rebates reçues.
L'article (NBER WP 10784) qu'ils ont consacré à cette "expérience naturelle" montre que les ménages qui ont reçu un chèque en ont dépensé 20 à 40% en biens non-durables dans le trimestre suivant, et encore environ 30% dans le trimestre d'après. Ces chiffres sont assez imprécis, comme souvent dans ce genre de démarche ; mais ils suggèrent qu'une proportion importante d'Américains fait face à des contraintes de liquidité. Les trois auteurs observent d'ailleurs que l'augmentation de la consommation liée à la baisse d'impôt s'est concentrée sur les ménages qui ont un revenu assez bas et qui disposent de peu d'actifs liquides, ce qui est conforme à la théorie des contraintes de liquidité.
En définitive, Johnson, Parker et Souleles concluent que les 38 milliards de dollars consacrés à cette baisse d'impôt par le gouvernement américain---soit 7,5% de la consommation trimestrielle de biens non-durables---ont accru ce poste de dépenses des consommateurs de 2,9% au troisième trimestre 2001, et encore de 2% au dernier trimestre. Des effets de cette magnitude ont certainement contribué à hâter la fin de la récession. Il serait naturellement abusif d'étendre ce résultat aux deux autres tax cuts de 2002 et 2003, qui étaient plus dirigées vers les couches supérieures. Leur objectif était d'ailleurs plus "structurel" (ou idéologique) : pour parler crûment, il s'agissait de stimuler l'investissement en mettant l'argent entre les mains de ceux qui ont prouvé par le passé leur capacité à le faire fructifier. J'ai des doutes sur l'équité comme sur l'efficacité de cette stratégie, mais c'est une autre histoire. En tout état de cause, les conclusions de l'article présenté ici ont certainement une utilité pour la France comme pour les Etats-Unis.
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