Jacques Chirac va-t-il déshériter sa fille ? La question se pose, après le pénible spectacle de l'émission d'hier soir, fruit direct de l'imagination fertile de Claude Chirac. Le président n'a jamais été qu'un Européen bien tiède, au regard de ses deux prédecesseurs. Son discours le plus remarquable sur ce sujet restera sans doute l'"appel de Cochin", lancé en 1978 afin de mobiliser l'opinion contre l'élection du Parlement Européen au suffrage universel. On trouve facilement ce texte sur le Web. Je voulais n'en citer, comme tout le monde, que le célèbre paragraphe que j'ai mis en italiques ; mais à relire cet appel, la permanence de certains thèmes dans la pensée de cet homme que l'on dit inconstant m'a frappé. Je livre donc le texte en son entier.
Il est des heures graves dans l'Histoire d'un peuple, où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces qu'on lui cache. L'Europe que nous attendions et désirions, dans laquelle pourrait s'épanouir une France digne et forte, cette Europe, nous savons depuis hier qu'on ne veut pas la faire. Tout nous conduit à penser que, derrière le masque des mots et le jargon des technocrates, on prépare l'inféodation de la France, on consent à l'idée de son abaissement.
En ce qui nous concerne, nous devons dire NON.
En clair, de quoi s'agit-il ? Les faits sont simples, même si certains ont cru gagner à les obscurcir. Une Europe fédérale ne manquerait pas d'être dominée par les intérêts américains. C'est dire que les votes de majorité, au sein des institutions européennes, en paralysant la volonté de la France, ne serviront ni les intérêts français, bien entendu, ni les intérêts européens. En d'autres termes, les votes des 81 représentants français pèseront bien peu à l'encontre des 329 représentants de pays eux-mêmes excessivement sensibles aux influences d'outre-Atlantique. Telle est bien la menace dont l'opinion publique doit être consciente. Il est de fait que cette Communauté — en dehors d'une politique agricole d'ailleurs menacée — tend à n'être, aujourd'hui, guère plus qu'une zone de libre-échange favorable peut-être aux intérêts étrangers les plus puissants, mais qui voue au démantèlement des pans entiers de notre industrie laissée sans protection contre des concurrences inégales, sauvages, ou qui se gardent de nous accorder la réciprocité. On ne saurait demander aux Français de souscrire ainsi à leur asservissement économique, au marasme et au chômage. Dans la mesure où la politique économique propre au gouvernement français contribue pour sa part aux mêmes résultats, on ne saurait davantage lui obtenir l'approbation sous le couvert d'un vote relatif à l'Europe. La politique européenne du gouvernement ne peut, en aucun cas, dispenser la France d'une politique étrangère qui lui soit propre. L'Europe ne peut servir à camoufler l'effacement d'une France qui n'aurait plus sur le plan mondial ni autorité, ni idée, ni message, ni visage. Nous récusons une politique étrangère qui cesse de répondre à la vocation d'une grande puissance, membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et investie de ce fait de responsabilités particulières dans l'ordre international.
C'est pourquoi nous disons NON.
NON à la politique de supranationalité.
NON à l'asservissement économique.
NON à l'effacement international de la France.
Favorables à l'organisation européenne, oui, nous le sommes pleinement. Nous voulons, autant que d'autres, que se fasse l'Europe. Mais une Europe européenne où la France conduise son destin de grande nation. Nous disons non à une France vassale dans un empire de marchands, non à une France qui démissionne aujourd'hui pour s'effacer demain. Puisqu'il s'agit de la France, de son indépendance et de son avenir, puisqu'il s'agit de l'Europe, de sa cohésion et de sa volonté, nous ne transigerons pas. Nous lutterons de toutes nos forces pour qu'après tant de sacrifices, tant d'épreuves et tant d'exemples, notre génération ne signe pas, dans l'ignorance, le déclin de la Patrie.
Comme toujours quand il s'agit de l'abaissement de la France, le parti de l'étranger est à l'œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l'écoutez pas. C'est l'engourdissement qui précède la paix de la mort.
Mais comme toujours quand il s'agit de l'honneur de la France, partout des hommes vont se lever pour combattre les partisans du renoncement et les auxiliaires de la décadence. Avec gravité et résolution, je vous appelle dans un grand rassemblement de l'espérance, à un nouveau combat, celui pour la France de toujours dans l'Europe de demain.Le premier thème évident dans cet appel est l'antiaméricanisme. C'est un thème constant chez Chirac. L'apogée de ses deux présidences aura sans doute été pour lui le 14 février 2003, quand Dominique de Villepin fut applaudi au Conseil de Sécurité pour son opposition à la guerre en Irak (à Tel Aviv, où j'étais ce jour-là, il ne se trouvait pas grand monde pour applaudir). Il l'a repris hier soir dans son "introduction géopolitique" :
Il y avait deux solutions. La solution du laisser-aller, c'est-à-dire une solution conduisant à une Europe poussée par le courant ultralibéral, anglo-saxonne, atlantiste. Ce n'est pas celle que nous voulons. La deuxième voie, c'est une Europe humaniste, mais qui, pour imposer son humanisme, doit être organisée, forte. Il lui faut évidemment des règles. Ces règles, c'est la Constitution.L'Europe constitutionnalisée, c'est donc la réponse pour lui aux Etats-Unis. Le thème de la lutte contre ce qu'on n'appelait pas encore l'ultralibéralisme aussi est clair dans l'appel de Cochin. Ce n'est pas que Jacques Chirac n'ait rien appris en vingt-sept ans :
Le développement des marchés que permettent certaines délocalisations est extrêmement positif pour les créations d'emplois en France. Ca aussi, c'est la vérité !Greg Mankiw, le principal conseiller économique du président Bush, a été muselé pour moins que cela.
En revanche, aucune évolution sur la Politique Agricole Commune. Elle nous "rapporte" dix milliards et demi d'euros, dit-il (on sait ce que j'en pense, voir le chapitre 7 de mon livre), nous nous battrons bec et ongles pour les garder :
Si, demain, nous ne sommes plus dans le jeu, la grande majorité des pays européens vont nous dire : "Très bien, il n'y a plus de PAC. Dix milliards et demi d'euros ! Nous n'avons pas assez d'argent pour le développement, nous reprenons tout cela." Et nous ne pourrons pas évidemment nous y opposer. Seule notre puissance politique, la puissance de la France, au sein de l'Europe, nous permet de défendre nos intérêts. Si, demain, nous avons voté non, quelle va être la puissance de la parole française ?On remarquera le lapsus très révélateur de ce président qui prêche l'aide aux pays pauvres dans les enceintes internationales : de son propre aveu, l'argent consacré à la PAC ne doit surtout pas être "repris" pour le développement.
Si la Constitution européenne doit nous permettre de nous opposer aux Etats-Unis, ce n'est évidemment pas en contraignant notre politique étrangère ; le président l'a exprimé sans précautions verbales :
J'ai essayé de vous expliquer que le Ministre des Affaires étrangères a pour vocation d'exprimer, lorsqu'elle existe, avec force et avec la puissance que confère l'Union, les positions de l'Union européenne. Naturellement, puisque ce sont des décisions qui se prennent au Conseil des ministres, je dirai à l'unanimité en fait, s'il n'y a pas une position commune comme l'évoquait tout à l'heure Monsieur CHAIN pour l'affaire de l'Iraq, et bien le malheureux Ministre des Affaires étrangères ne pourra évidemment pas exprimer une position commune. Sur ce point, c'est un progrès important qui va donner à l'Union la possibilité au lieu de se braquer dans un sens ou dans un autre, de faire un effort diplomatique pour une conception commune, mais cela n'empêchera jamais les pays de l'Union et en particulier la France, de défendre leurs points de vues lorsqu'ils estiment que c'est essentiel.J'essaie d'éviter de caricaturer, mais le reste est bien faiblard, voire franchement dérisoire :
Il y a un certain nombre de principes forts, qui sont dans la Constitution et qui doivent inspirer toutes les politiques, et c'est la première fois. Par exemple, l'égalité homme-femme.Je suis un ardent partisan de l'égalité hommes-femmes, mais en quoi relève-t-elle de l'Union ? L'égalité hommes-femmes figure dans la Constitution Française depuis belle lurette ; et si Jacques Chirac veut faire quelque chose pour les femmes françaises, il n'a aucunement besoin de demander une autorisation à Bruxelles.
Ce qui demeure dans la pensée chiraquienne, de 1978 à 2005, c'est le désir, que nous reprochent souvent nos partenaires, de réduire l'Europe à un mécanisme destiné à rendre plus efficace la défense des intérêts et du fameux rôle international de la France face aux Etats-Unis. Si on peut prendre quelques sous au passage pour subventionner nos agriculteurs, tant mieux ; et s'il faut pour compenser tout cela accepter la dérégulation des services publics, tant pis. L'ennui, c'est que ce discours n'a visiblement pas grande prise sur les Français et sur ces 83 jeunes en particulier. Jacques Chirac semble s'en être finalement aperçu hier soir, ce qui l'a amené à conclure sur cet aveu pathétique :
Nous avons une jeunesse, nous avons un peuple, malgré ses difficultés, toutes celles que l'on connaît et que je ne sous-estime pas, qui a lieu, au total, d'être tout de même fier d'être Français et qui peut avoir l'ambition d'être un conducteur et qui risque de se mettre à la remorque. Je vais vous dire, très franchement, je ne le comprends pas et ça me fait de la peine.Oserai-je une explication, monsieur le président ? Il y a 10% de chômage en France, et plus de 20% chez les jeunes. Vos conseillers peuvent sûrement vous préparer un dossier là-dessus.
Oui, vraiment, c'était pénible à voir.
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