Le Monde a publié dans son édition du 30 mars un article qui rend compte des résultats d'une recherche d'Eric Maurin (directeur d'études à l'EHESS) et Sandra McNally (de la London School of Economics). Ces deux chercheurs étudient les devenirs des bacheliers de 1968, année où, pour citer l'article du Monde : "la simplification et la désorganisation des examens après la crise ont permis à un nombre important de jeunes d'intégrer l'Université, alors qu'ils n'y seraient jamais parvenus dans des conditions normales." Maurin et McNally montrent que "ces miraculés de Mai ont eu une carrière professionnelle et des revenus largement supérieurs à ce qu'ils pouvaient attendre. Et, près de quarante ans plus tard, il apparaît que leurs enfants ont moins redoublé à l'école."
Ces deux conclusions sont intéressantes ; mais, pour faire bref, je ne commenterai que la première, en présentant tout d'abord de manière rapide la démarche de la recherche de Maurin et McNally. Ils remarquent d'abord que le taux de réussite au bac en 1968 a été environ 30% plus élevé que les années environnantes. A l'époque, 10% des jeunes Français obtenaient le bac. L'abaissement de la barre a donc donné un coup de pouce à environ 3% (30% de 10%) des jeunes Français qui passaient le bac en 1968, soit, pour simplifier, ceux qui étaient nés en 1949. On observe par ailleurs dans les enquêtes récentes que les Français nés en 1949 ont plutôt mieux réussi que les autres, professionnellement parlant : par exemple, cette "cohorte" comprend nettement plus de cadres que les autres cohortes nées entre 1946 et 1952. Il semble donc justifié de les appeler "les miraculés de Mai 68", comme le fait Le Monde.
En fait, on peut utiliser les conséquences de Mai 68 comme une "expérience naturelle" qui permet d'estimer le "rendement de l'éducation supérieure", soit l'accroissement de salaire obtenu par un jeune qui passe une année supplémentaire à l'université. Pour prendre un exemple numérique simple, supposons qu'on observe que le salaire moyen de la cohorte 1949 est de 0,9% plus élevé que celui des cohortes proches. Nous savons que 3% des Français de la cohorte 1949 ont eu le bac grâce à Mai 68. Si par exemple ils ont passé en moyenne deux ans à l'université ensuite, on peut estimer le rendement de l'éducation supérieure (disons : le RES) à 0,9% divisé par 2 et par 3%, soit 15%. C'est ainsi que procèdent Maurin et McNally (avec plus de rigueur). Ils utilisent aussi une variante qui exploite le fait que les jeunes de la classe moyenne ont le plus bénéficié de ce coup de pouce de Mai 68. Les deux méthodes conduisent à des estimations similaires du RES : 14% et 17%.
Ces chiffres sont très élevés, s'agissant d'individus qui sont aux marges du système universitaire. Le prix Nobel 2000 Jim Heckman, professeur à l'Université de Chicago, a écrit de nombreux articles ces dix dernières années sur la possibilité d'utiliser le système éducatif pour réduire les inégalités aux Etats-Unis. Ses conclusions sont assez uniformément déprimantes :
- Les seules interventions de la politique éducative qui ont un bon rendement ciblent les premiéres années de la vie : mieux vaut intervenir en maternelle qu'en primaire, en primaire qu'au secondaire, et au secondaire que dans le supérieur.
- En ce qui concerne l'enseignement supérieur, le RES des catégories qui sont aux marges du système (les enfants de familles à bas revenus ou culturellement défavorisées) est nettement plus faible que celui des catégories plus chanceuses.
Les chiffres donnés par Maurin et McNally sont relativement fragiles. C'est l'un des inconvénients de la méthode des expériences naturelles : elle est assez sensible aux fluctuations statistiques et il faut disposer de beaucoup d'observations pour pouvoir donner des chiffres fiables. Environ 900 000 enfants sont nés en 1949 ; 3%, soit 27 000, ont bénéficié de Mai 68 pour avoir le bac ; et l'Enquête Emploi qui sert à Maurin et McNally pour estimer les salaires de ces chanceux ne comprend (en gros) que 300 d'entre eux. Dans ces conditions, les RES sont estimés de manière trés imprécise : on peut simplement dire, par exemple, qu'il y a neuf chances sur dix qu'ils soient entre 7% et 27%, et ce même si les chiffres donnés selon les deux méthodes présentées sont assez proches. Les auteurs nous disent à cet égard que "The results are remarkably similar [...] Indeed, they are not statistically different", transformant le manque d'information en vertu statistique, ce qui est un peu paradoxal...
Malgré cette critique, les résultats de Maurin et McNally sont très suggestifs : il semble bien que Mai 68 ait effectivement été un coup de veine pour certains jeunes des classes moyennes qui ont obtenu un diplôme bon marché, ce qui n'est guère surprenant ; et que, ce qui est nettement plus important, le RES du bachelier marginal (celui qui était juste au niveau de la barre) ait été élevé en 1968. Ceci dit, que pouvons-nous faire de cette information ? Nous savons maintenant ce qu'une année d'université a rapporté à cette personne en termes de salaires futurs ; mais nous ignorons le niveau du salaire qu'il aurait pu percevoir en se portant sur le marché du travail, qui représente un sacrifice pour lui ; et surtout, nous ne connaissons pas les coûts que la collectivité a dû encourir pour lui offrir une éducation supérieure.
Pis encore, les auteurs n'ont estimé le RES du bachelier marginal qu'en 1968 (et ils ne pouvaient rien faire d'autre, compte tenu de la démarche adoptée). Mais nous sommes en 2005 ; il n'y avait que 100 000 nouveaux bacheliers en 1968, il y en a eu 500 000 en 2004 (250 000 si on ne compte que le bac général), alors même que la taille des cohortes récentes est plus faible. Le bachelier marginal de 1968 appartenait le plus souvent aux classes moyennes ; il est beaucoup plus probable que le bachelier marginal de 2005 provienne d'un milieu défavorisé, économiquement et culturellement. Cette recherche documente un fait dont je ne nie pas l'intérêt historique et anecdotique ; mais je ne vois pas bien comment on peut en tirer la moindre conclusion applicable à la France de 2005. Il est donc un peu tôt pour conclure, comme le font Maurin et McNally dans l'article du Monde, que "le fait que cet impact soit aussi particulièrement élevé et persistant à travers les générations est un argument de poids pour ceux qui aujourd'hui militent pour une expansion nouvelle de notre enseignement supérieur".
Une note critique sur l'article de Maurin & McNally : http://pythie.cepremap.ens.fr/~grenet/These/Mai68.pdf
Rédigé par : Julien | 10 mai 2005 à 18:16