L'un des arguments avancés en France à propos de la ratification de la Constitution Européenne est qu'elle donne un poids plus important à la France dans les décisions que le traité de Nice, qui resterait en vigueur (au moins dans l'attente d'un nouveau projet) si le non l'emportait. C'est évidemment un peu paradoxal, dans la mesure où le traité de Nice a été négocié en février 2001 sous la présidence française ; le président Chirac qualifiait ainsi le sommet de Nice à l'époque :
un très grand sommet par l'ampleur et la complexité des problèmes réglés.Mais assez de rappels historiques cruels ; tournons-nous vers la théorie des jeux. Il s'agit de mesurer le poids de la France dans le processus de prise de décisions de l'Union sous divers traités. La théorie des jeux coopératifs offre plusieurs réponses, dont la plus populaire est la valeur de Shapley. Son calcul est un sujet d'étude que j'ai autrefois donné à des étudiants ; pour la définition et la formule, voir ici. L'idée sous-jacente est simple : la valeur de Shapley d'un pays de l'Union Européenne est un nombre compris entre zéro et un qui mesure sa capacité à être pivotal, c'est-à-dire à transformer en s'y joignant un groupe de pays minoritaire en un groupe majoritaire. Les pays pivotaux, comme certains partis dans les élections à la proportionnelle, peuvent vendre cher leur participation à une coalition. Il est donc logique de mesurer le poids décisionnel d'un pays en dénombrant les situations où il est pivotal. En fait, la valeur de Shapley est la seule mesure du poids décisionnel qui satisfasse certaines conditions assez naturelles.
Dès les débuts du Marché Commun, les différents membres ont disposé d'un nombre de voix qui dépendait de leur taille de manière croissante, mais évidemment non proportionnelle. Dans l'Europe des Six initiale, le Luxembourg n'avait ainsi qu'une voix...et curieusement, il n'était pivotal dans aucune coalition possible, si bien que sa valeur de Shapley était nulle. Dans l'Europe des 15, les quatre grands (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie) disposaient chacun d'une valeur de Shapley de 0,117, les Pays-Bas de 0,06, et le Luxembourg de 0,02. Avec le traité de Nice, les choses se sont compliquées puisqu'une décision du Conseil ne pouvait plus être adoptée qu'avec une "triple majorité" :
- elle devait réunir 232 voix ;
- 13 pays au moins devaient la soutenir ;
- et les pays favorables devaient réunir au moins 62% de la population de l'Union.
Le traité constitutionnel proposé au suffrage des Français le 29 mai abandonne la distribution de quotas de voix. Il repose sur une règle de double majorité : une décision doit être soutenue par au moins 55% des Etats membres, regroupant au moins 65% de la population de l'Union. Les grands pays ont donc toujours plus de poids, mais seulement en ce qu'une coalition qui les comprend atteint plus facilement le seuil de 65% de la population.
On trouve facilement sur le Web les valeurs de Shapley pour l'Union à 27 (soit les 25 actuels plus la Bulgarie et la Roumanie, dont l'arrivée en 2007 ou un peu plus tard paraît de plus en plus probable). Le tableau ci-dessous est adapté d'un article de Iain Paterson, de Vienne.
Pays
|
Part de la population
|
Shapley (Nice)
|
Shapley (Constitution)
|
Allemagne
|
0,171
|
0,087
|
0,163
|
France
|
0,123
|
0,087
|
0,109
|
Royaume-Uni
|
0,123
|
0,087
|
0,108
|
Italie
|
0,118
|
0,087
|
0,104
|
Espagne
|
0,086
|
0,080
|
0,074
|
Pologne
|
0,079
|
0,080
|
0,068
|
Roumanie
|
0,045
|
0,040
|
0,042
|
Pays-Bas
|
0,033
|
0,037
|
0,033
|
Grèce
|
0,023
|
0,034
|
0,024
|
Portugal
|
0,022
|
0,034
|
0,023
|
Belgique
|
0,021
|
0,034
|
0,023
|
Rép. tchèque
|
0,021
|
0,034
|
0,023
|
Hongrie
|
0,021
|
0,034
|
0,023
|
Suède
|
0,019
|
0,028
|
0,021
|
Autriche
|
0,017
|
0,028
|
0,020
|
Bulgarie
|
0,016
|
0,028
|
0,019
|
Danemark
|
0,011
|
0,020
|
0,015
|
Slovaquie
|
0,011
|
0,020
|
0,015
|
Finlande
|
0,011
|
0,020
|
0,015
|
Irlande
|
0,008
|
0,020
|
0,013
|
Lithuanie
|
0,007
|
0,020
|
0,012
|
Lettonie
|
0,005
|
0,011
|
0,011
|
Slovénie
|
0,004
|
0,011
|
0,010
|
Estonie
|
0,003
|
0,011
|
0,009
|
Chypre
|
0,002
|
0,011
|
0,008
|
Luxembourg
|
0,001
|
0,011
|
0,008
|
Malte
|
0,001
|
0,008
|
0,008
|
Ce tableau est un peu rébarbatif, mais il montre que le projet de Constitution accroît bien de manière notable (environ un quart) le poids décisionnel de la France. C'est d'ailleurs le cas pour les quatre grands ; cette évolution se fait notamment au détriment des pays de taille moyenne (Pays-Bas, Belgique, pays scandinaves). Mais c'est essentiellement l'Allemagne qui bénéficierait de la ratification, avec un quasi-doublement de son poids décisionnel. Aurions-nous encore une fois travaillé pour le roi de Prusse ? Il ne faut pas trop lire dans ces chiffres : ils négligent le rôle de l'alliance traditionnelle entre France et Allemagne par exemple. Ils aident néanmoins à comprendre l'exclamation de Joschka Fischer, le ministre des affaires étrangères allemand, qui disait il y a quelques jours :
C'est la vie de l'Europe qui est en jeu. Il faut dire oui car, si nous restons avec le traité de Nice, c'est la fin de l'Union européenne.
La fin de l'UE, peut-être pas ; une occasion ratée pour l'Allemagne, sans doute.
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