J'espère que ce site ne va pas se spécialiser dans la critique des articles du Monde... mais l'article paru en première page du Monde Economie de ce soir (qui n'est apparemment pas sur le site Web du journal) m'a laissé sans voix. L'impression que ne peut qu'en retirer un lecteur pressé est que le pouvoir d'achat des ménages "moyens" stagne tandis que les revenus des capitalistes explosent. Voyons cela de plus près ; c'est très facile puisque les comptes nationaux annuels de l'INSEE sont librement accessibles sur le Web. On peut par exemple les utiliser pour construire le tableau suivant, qui retrace la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) et du pouvoir d'achat des ménages, en pourcent :
Mais ce n'est peut-être pas le point central. "Les salariés ont vraiment le sentiment d'être les dindons de la farce", nous dit-on. C'est sans doute que les salaires nets représentent une part de plus en plus faible du PIB ? Là encore, les chiffres de l'INSEE permettent de calculer très facilement la part des salaires nets dans le PIB, en pourcent :
Dernier élément d'information apporté par cet article : les profits explosent. Ceci nous est illustré par un graphique spectaculaire qui montre que les résultats nets avant impôt des entreprises du CAC40 ont été multipliés par trois entre 1996 et 2003 (je laisse de côté l'année 2004, puisqu'une note nous signale que seuls les résultats de 35 des 40 entreprises sont connus---et je salue encore au passage la performance qui consiste à prévoir les résultats des cinq manquantes). Déduction inévitable : les capitalistes français s'engraissent sur le dos des salariés. C'est peut-être vrai ; je n'en sais rien. Mais le graphique néglige plusieurs problèmes, soit pour commencer :
- les entreprises du CAC40 ne représentent que la moitié de la capitalisation boursière
- la plupart des entreprises françaises ne sont pas côtées en Bourse.
Un article de Claude Picart dans le dernier numéro d'Economie et statistique cherche justement à évaluer la rentabilité des entreprises françaises. J'en ai extrait le dernier graphique. La courbe supérieure, légendée "REN", y représente la rentabilité nette des sociétés non financiéres en France. De toute évidence, on n'y repère pas d'explosion des profits entre 1996 et 2001. (La courbe inférieure donne la profitabilité, obtenue en déduisant de la rentabilité nette le taux d'intérêt réel. Comme on le voit, les capitaux engagés dans les entreprises françaises touchent une prime de risque assez modeste en moyenne). Notons aussi que
- la moitié environ des actions des entreprises françaises sont détenues par des étrangers
- les revenus des capitalistes français dépendent aussi des revenus des capitaux qu'ils ont placés dans des entreprises étrangères.
Ce graphique ne répond donc clairement pas à la question posée. Un tableau de l'INSEE permettait pourtant de calculer (au moins de manière approximative) la part des revenus du capital dans les revenus des ménages français, toujours en pourcent :
Contrairement aux apparences, je n'éprouve guère de plaisir à reprendre les journalistes---et je risque de ne pas me faire que des amis dans ce milieu. Mais la qualité de l'information économique est un bien public, et chacun doit s'en soucier. Les auteures de l'article auraient pu prendre un peu plus de temps et s'adresser à des sources sérieuses (ou surfer un quart d'heure sur le Web, voir plus haut). Elles ont préféré s'adresser à un certain CEPAP ("Collectif Economiste pour l'Action Politique"). Je ne connais pas ces gens ; leur site Web est remarquablement elliptique et ne cite pas leurs noms. On peut supposer, à certains signes (le choix du terme "collectif", la critique des allégements de charges sur les bas salaires qui sont maintenant assez consensuels, la recherche de l'anonymat typique des minorités persécutées), qu'ils représentent la gauche de la gauche. Mais peu importe qu'ils soient de droite ou de gauche, il s'agit clairement de personnes qui ont un agenda politique. Il me semble qu'il y a des sources plus fiables. Comment un journal aussi important dans le paysage français peut-il se satisfaire de ce type de méthodes ?
Commentaires