La crise argentine a atteint son paroxysme apparent en janvier 2002 avec l'annonce de la dévaluation du peso ; pour beaucoup de medias, elle a symbolisé l'échec d'une certaine mondialisation. Plus de trois ans après, la parution d'un livre de Paul Blustein incite à réexaminer les événements et les responsabilités. The Chastening: Inside the Crisis That Rocked the Global Financial System and Humbled the IMF un remarquable récit de la crise asiatique et de ses retombées. Il nous dévoile cette fois avec And the Money Kept Rolling in (and Out): Wall Street, the IMF, and the Bankrupting of Argentina les dessous de la crise argentine. Son livre est très critique pour le FMI, mais l'évaluation indépendante publiée par le Fonds ne le contredit pas dans ses grandes lignes, pas plus que les analyses d'économistes comme Nouriel Roubini, de New York University.
Paul Blustein est journaliste au Washington Post. Il y a deux ans, il avait déjà publié dans
Blustein impute les responsabilités de la crise au gouvernement argentin, au FMI, à l'administration Bush, et aux opérateurs sur les marchés financiers. Le gouvernement argentin s'est révélé incapable de maintenir un minimum de discipline fiscale durant les bonnes années (de 1991 à 1998). Lorsque des chocs adverses ont frappé l'économie argentine en 1999, il ne disposait plus de réserves pour la relancer ; et l'arme monétaire était par définition exclue, puisque le peso était "irrévocablement" arrimé au dollar. Le ministre de l'économie Domingo Cavallo apparaît d'ailleurs chez Blustein comme un mégalomane aveuglé par sa réussite passée (il avait dompté l'inflation en 1991). Un exemple de sa rhétorique : "In just a couple of months, years at most, the whole topic of debt in Argentina will be like it is in Australia, or Canada, or any European country, where nobody even talks about it." (ceci en mars 2001, alors que le gouvernement argentin ne pouvait plus emprunter qu'à un taux d'intérêt de 20%).
Le FMI, initialement sceptique sur les mérites du "Plan Convertibilité" de 1991 qui fixait le peso au dollar, a changé d'avis en 1996 après que l'Argentine a bien résisté à la contagion de la "tequila crisis" mexicaine. Il a commencé à émettre des doutes sérieux au printemps 1998 ; c'est l'époque où le Président Carlos Menem, dans la meilleure tradition du caudillismo, dépensait sans compter pour assurer sa réélection. Le Directeur Exécutif du FMI, le Français Michel Camdessus, a néanmoins eu l'idée baroque (contre l'avis de ses conseillers) de convier le Président Menem comme invité d'honneur de la conférence annuelle Banque Mondiale-FMI. Comme si cela ne suffisait pas, il a eu ce commentaire : "Argentina has a story to tell the world: a story which is about the importance of fiscal discipline, of structural change, and of monetary policy rigorously maintained." A partir de l'automne 2000, des acteurs importants comme la Banque d'Angleterre commençaient à recommander la suspension des paiements ; mais le FMI a préféré prêter 14 milliards de dollars à l'Argentine, dans un effort pour calmer les marchés qui s'est très rapidement avéré vain. La plus grande erreur est d'avoir récidivé en août 2001 ; les 8 milliards de dollars prêtés à cette date n'ont servi qu'aux investisseurs qui se sont empressés de retirer leur épingle du jeu après s'être remboursés au passage. Malgré tout, l'impuissance relative du Fonds ressort de manière frappante tout au long de la crise, contrairement à l'image répandue. D'une part, il est assez largement soumis à son principal actionnaire, les Etats-Unis (voir ci-dessous). D'autre part, ses "Articles of Agreement" lui interdisent d'intervenir dans le choix d'un régime de change par un pays membre ; il ne pouvait ainsi pas contraindre l'Argentine à renoncer au Plan Convertibilité, dont le maintien acharné a été l'un des facteurs aggravants de la crise.
L'administration Bush ne sort pas grandie non plus de la crise argentine. L'interminable dénouement de l'élection de 2000 (qu'il serait injuste de lui imputer), puis les attentats du 11 septembre 2001, ont certes détourné l'attention des autorités américaines de l'Argentine à des moments cruciaux de la crise ; mais il est plus difficile d'excuser la manière dont le Secrétaire au Trésor Paul O'Neill a forcé la main aux autres pays du G7 et au FMI pour obtenir le deuxième prêt en août 2001.
Blustein a également la dent dure pour les analystes financiers spécialistes des marchés émergents. Comme dans les scandales financiers divulgués après l'éclatement de la bulle Internet, il semble effectivement que ces analystes ont été influencés dans leur optimisme sur les perspectives de l'Argentine par le fait que leur employeur était un grand vendeur d'emprunts argentins. Juste deux citations, pour rire : J. P. Morgan a publié en septembre 2000 un rapport intitulé "Argentina's debt dynamics: Much ado about not much". Et encore plus tard : "Argentina has neither devalued its currency nor defaulted on its obligations and we continue to believe that neither scenario is in the cards" (ABN-AMRO, juin 2001). Ceci dit, la maxime caveat emptor est bien connue de tous les intervenants ; il est difficile de croire que des gens qui risquent des somnmes considérables suivent aveuglement les recommandations des analystes financiers. Il y a toutefois des traces claires d'incompétence ou d'incurie. Ainsi, des petits porteurs européens (notamment italiens) ont acheté 4 milliards de dollars d'emprunts argentins au premier semestre 2000. Leurs banques les avaient alléchés en leur faisant miroiter des taux d'intérêt moyens de 9% ; mais il ne semble pas qu'elles aient jugé bon de les avertir des risques encourus.
Et la France, me direz-vous, ce porte-flambeau de la résistance à l'ultralibéralisme américain ? Elle était déjà remarquablement absente de "The Chastening" ; elle ne fait qu'une apparition dans "And the Money Kept Rolling (and Out)", quand Blustein fait la liste des membres du G7. Les Britanniques, les Canadiens, et même les Néerlandais et les Suisses ont fait connaître aux autres gouvernements leur opposition à la politique suivie par le FMI en 2000-2001 ; pas nous. Il semble que nous nous soyons là encore courageusement maintenus à l'écart, en attendant l'heure de la critique.
Plus sérieusement, où en sommes-nous aujourd'hui ? La récession de 2002, extraordinairement brutale, a été très brève : la croissance a dépassé 8% en 2003 et 7% en 2004. Le taux de pauvreté, qui était monté à 60%, est redescendu à "seulement" 40%. L'inflation n'a pas décollé autant qu'on avait pu le craindre. Ceci dit, le PIB n'a fait que revenir à son niveau de 1998. Un calcul approximatif suggère que le coût de la crise pour les argentins est de l'ordre de 30% du PIB annuel, un peu comme si les Français avaient collectivement payé une amende de 500 milliards d'euros.
Le président Nestor Kirchner a suivi depuis son élection une stratégie de confrontation avec le FMI et les créditeurs de l'Argentine. Cette approche l'a rendu populaire auprès des argentins. Il a même pu paraître, avec l'accord de restructuration de la dette intervenu début mars, que David avait triomphé de Goliath : 76% des créanciers du gouvernement argentin ont accepté de dévaluer leurs créances de 70%. Maigre triomphe, en vérité : le prix de marché d'un dollar de dette argentine était déjà de 30 cents... L'accord n'a même pas rassuré les marchés : comme le montre ce graphique , la prime de risque de la dette argentine est encore de 5000 points de base. S'il veut emprunter sur les marchés internationaux, le gouvernement argentin devra donc acquitter des taux d'intérêt supérieurs à 50%. Autant dire qu'il est banni du recours à l'épargne mondiale. On estime que pour se maintenir à flot, il lui faudra dégager un surplus primaire de 4% du PIB dans les années à venir, ce qu'il n'est jamais arrivé à faire par le passé. Les Argentins ne sont malheureusement pas sortis de l'auberge.
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