Dans un intéressant article paru en page 24 du Monde daté des 6 et 7 mars, Eric Le Boucher passe en revue les mesures de lutte contre le chômage adoptées depuis vingt ans ; il souligne, à juste raison, les effets pervers de mesures malthusiennes telles que les préretraites ou la contribution Delalande (dont un article d'Economie et statistique fait une évaluation critique). Un paragraphe m'a pourtant fait sursauter :
D'autres [mesures] ont été plus efficaces, comme les baisses de cotisations de charges patronales mises en place depuis 1993, qui auraient créé entre 200 000 et 500 000 emplois (direction de la prévision, in "Productivité et croissance", rapport du Conseil d'analyse économique). Mais, d'une part, leur coût pour les finances publiques est devenu trés élevé et, d'autre part, elles ont pour conséquence d'abaisser la productivité globale de l'économie, ce qui est néfaste. Aujourd'hui, il faudrait avoir le courage de pousser la productivité (comme aux Etats-Unis), et non plus le contraire.
Mes propres évaluations des effets sur l'emploi des allégements de charges sur les bas salaires (recueillies par exemple dans Institutions et emploi, écrit avec Guy Laroque) se situent vers le sommet de cette fourchette, et je suis donc heureux que ces chiffres soient devenus consensuels. Je suis plus surpris par les phrases qui suivent. Le "coût pour les finances publiques" dont il est question est ce que les économistes appellent une évaluation ex ante. Il comptabilise les baisses de recettes de cotisations sociales dûes à l'allégement des taux de cotisation sociales sur les employeurs ; mais il néglige de prendre en compte le surcroît de cotisations sociales perçu sur les emplois créées par les mesures d'allégement.
Dans une optique strictement budgétaire, l'évaluation ex ante se justifie : les pertes de cotisations sociales sont certaines et facilement quantifiables, tandis que les gains sont plus difficiles à évaluer. Le coût ex ante des allégements est d'environ 5 milliards d'euros par an, soit 0,3% du PIB, ce qui a de quoi faire réfléchir en période de disette budgétaire. C'est par exemple le chiffre que Mme Aubry citait pour "démontrer" l'efficacité de la RTT.
Mais un bilan économique d'une telle mesure doit adopter une optique ex post, même si elle est plus fragile. Et cela change tout ! Supposons par exemple que le nombre d'emplois créés soit de 350000, au milieu de la fourchette évoquée par M. Le Boucher. Chacun de ces nouveaux travailleurs vivait auparavant de transferts sociaux, disons 500 euros par mois ; quand il retrouve un emploi grâce aux allégements, le budget public économise ces 500 euros et gagne les 500 euros par mois (environ) de cotisations sociales perçues sur ce nouvel emploi à bas salaire. Bilan : un gain budgétaire de 350 millions d'euros par mois, soit plus de 4 milliards d'euros par an. C'est ainsi que le coût ex post peut être cinq fois plus faible que le coût ex ante... Ce calcul n'est bien sûr qu'approximatif ; mais les évaluations détaillées que Guy Laroque et moi avons menées suggèrent que les allégements de charges sur les bas salaires sont largement autofinancés : leur coût ex post est négatif. On peut contester l'ampleur des créations d'emplois qui sous-tendent ce raisonnement ; mais si on les admet, alors on est nécessairement conduit à la conclusion que les allégements de charges sur les bas salaires sont une bonne affaire pour le budget des administrations publiques.
Au risque de devenir franchement désagréable, je voudrais ajouter un dernier commentaire. Il est parfaitement exact qu'en créant des emplois peu qualifiés, les allégements réduisent la productivité moyenne du travail en France. Mais ce serait le cas, par définition, de toute mesure dont les effets en termes de création d'emplois se concentrent sur les basses qualifications ; et comme le chômage affecte surtout ces catégories, la baisse induite de la productivité, loin d'être "néfaste", est la conséquence de la baisse du chômage. Le revenu par français est le produit de la productivité du travail par le taux d'emploi (pourcentage de la population qui a un emploi). Les allégements ont réduit le premier terme, mais ils ont conduit à une augmentation du second qui a fait plus que compenser. N'inventons pas d'effets négatifs là où ils n'existent pas.
Je lis cette note en retard sur sa publication. J'ai tenté d'accéder à l'article d'Eric Le Boucher, en vain : vous souvenez-vous du titre ?
Par ailleurs, n'étant pas économiste de formation, je vous lis attentivement pour pouvoir confronter votre blog avec mes autres sources, et me faire une idée à partir d'une sytnhèse de tout cela.
Je voudrais rajouter pour ma part une remarque sur la création d'emplois peu qualifiés. Cette remarque va dans le sens des "effets négatifs" que vous dénoncez en terminant.
En effet, le sentiment général qui existe aujourd'hui vis-à-vis des personnes peu qualifiées est symptomatique. Celles-ci sont présentées comme un coût pour la société : salaire minimum trop élevé, RMI en forme de poverty trap, etc. On pourrait également prouver que ces personnes se conçoivent de plus en plus comme inutiles et gênantes, ce qui ne les encourage pas forcément à améliorer leur situation.
Le mépris généralisé qui existe à l'encontre des formations techniques ou des formations de courte durée crée des disparités dans l'enseignement qui se font l'écho, plus tard, de déséquilibres sur le marché du travail. Sous prétexte de retarder l'entrée des jeunes sur ce marché (mesure symétrique aux pré-retraites), on creuse le fossé entre les formations Bac"+/-3" et les formations Bac"5+". Pour dévaloriser systématiquement les formations courtes, l'argument est parfait : cela appauvrirait la productivité intellectuelle moyenne.
C'est ce parallèle que votre note m'a suggéré.
Rédigé par : François | 24 mai 2005 à 13:24