Le dernier rapport de la Cour des Comptes rend notamment compte du long feuilleton du désamiantage du campus de Jussieu. On est encore loin de sa conclusion, mais il s'est déjà traduit par une série de décisions contradictoires prises dans l'urgence, et un dépassement financier que le Ministère des Finances évalue à 500 millions d'euros.
Un 14 juillet 1996, sur fond de scandale de l’amiante, le président Chirac annonce à la télévision : "il n’y aura plus d’étudiants à Jussieu avant la fin de l’année". Panique à bord : où mettre ces 50000 étudiants ? Mais comme on le sait, le verbe présidentiel a en France un caractère sacré (on pense à Pharaon dans le film Les Dix Commandements : "J'ai dit. Que cela soit écrit et accompli"). Il faut donc faire quelque chose. L'idée irréalisable de déplacer les étudiants est abandonnée, mais pour sauver la face, les travaux de désamiantage doivent être lancés en grand et tout de suite. Toute la suite du feuilleton en découle.
Comme on pouvait facilement le savoir au vu des expériences étrangères, le désamiantage est une opération très pénible et réclame un savoir-faire bien spécifique. Très peu d'entreprises le pratiquent donc. Le risque évident, pour un économiste, est celui de ce que nous appelons le hold up : les pouvoirs publics risquent, après avoir sélectionné un fournisseur, de se retrouver à sa merci. Les remèdes sont connus ; il faut mettre en concurrence le plus grand nombre possible d'entreprises avant le lancement de l'opération, et leur imposer un contrat qui couvre toute la durée des travaux. Mais pour cela, il fallait prendre son temps ; et ce n'était plus politiquement possible. On a donc conclu des marchés en invoquant le caractère d'"urgence impérieuse" qui permettait de s'abstraire des contraintes du Code des Marchés Publics. Comme aucune planification d'ensemble n'avait été sérieusement considérée, ces marchés ont bien sûr été régulièrement renégociés, pour la plus grande joie des entreprises prestataires, mais au plus grand dam du contribuable. La prise en compte tardive de la nécessité réglementaire de mettre tout le campus aux normes de sécurité incendie n'a rien arrangé; mais était-ce vraiment une surprise ?
Le pilotage des travaux illustre une autre théorie économique, celle des multiprincipaux, qui est notamment due à David Martimort, professeur à l'Université de Toulouse I. L'opération impliquait une pluralité d'acteurs : le ministère de l'éducation nationale, les universités Paris VI et Paris VII, le rectorat de Paris... On a voulu unifier le pilotage en le confiant à l'Etablissement Public du Campus de Jussieu (ECPJ), créé en ce but en 1997. Mais l'ECPJ ne disposait aucunement des moyens d'imposer ses arbitrages aux multiples intervenants. Cela ne doit surprendre personne, compte tenu du mode de fonctionnement particulier de ce que la Cour des Comptes appelle joliment "des universités jalouses d'une autonomie qu'elles n'ont pas toujours les moyens d'assumer pleinement", bel euphémisme. Quand on sait la difficulté que peut avoir un président d'université à imposer des mesures aussi mineures que la suppression d'un DEA, on imagine ce que peut représenter la coordination de travaux impliquant des gênes aussi considérables...
Les rapports de la Cour des Comptes attirent l'attention des médias (brièvement) pour la raison pas très noble qu'ils satisfont la passion poujadiste des français. Mais ils devraient surtout donner lieu à une réflexion de fond qui débouche sur des réformes du fonctionnement de l'Etat. Malheureusement, l'expérience n'incite pas à l'optimisme.
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