J'espère que ce site ne va pas se spécialiser dans la critique des articles du Monde... mais l'article paru en première page du Monde Economie de ce soir (qui n'est apparemment pas sur le site Web du journal) m'a laissé sans voix. L'impression que ne peut qu'en retirer un lecteur pressé est que le pouvoir d'achat des ménages "moyens" stagne tandis que les revenus des capitalistes explosent. Voyons cela de plus près ; c'est très facile puisque les comptes nationaux annuels de l'INSEE sont librement accessibles sur le Web. On peut par exemple les utiliser pour construire le tableau suivant, qui retrace la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) et du pouvoir d'achat des ménages, en pourcent : |
1997 |
1998 |
1999 |
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
2004 (prévu) |
PIB |
1,9 |
3,4 |
3,2 |
3,8 |
2,1 |
1,2 |
0,5 |
2,1 |
PA |
1,5 |
2,8 |
2,8 |
3,1 |
3,2 |
2,3 |
0,3 |
1,6 |
Ce tableau montre clairement que bon an mal an, le pouvoir d'achat des ménages augmente au même rythme que le PIB (un peu moins vite de 1997 à 2000 et depuis 2003, un peu plus vite en 2001 et 2002). Les années les plus récentes n'ont rien d'extraordinaire à cet égard. Si le pouvoir d'achat a stagné en 2003, c'est largement parce que la croissance était faible cette année-là, pas parce que les entreprises, ou le gouvernement, ou la mondialisation s'en sont mêlés. Remarquons en passant que l'article utilise curieusement les chiffres de 2003 pour expliquer la colère des manifestants en mars 2005, pas les chiffres de 2004 qui sont meilleurs.
Mais ce n'est peut-être pas le point central. "Les salariés ont vraiment le sentiment d'être les dindons de la farce", nous dit-on. C'est sans doute que les salaires nets représentent une part de plus en plus faible du PIB ? Là encore, les chiffres de l'INSEE permettent de calculer très facilement la part des salaires nets dans le PIB, en pourcent : 1997 |
1998 |
1999 |
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
31,1 |
32,4 |
32,6 |
32,8 |
33,4 |
33,3 |
33,2 |
(Cette part peut paraître faible ; mais il ne faut pas oublier que les cotisations sociales, par exemple, représentent un montant du même ordre, qui est redistribué sous forme de prestations sociales). Mesurée ainsi, la part des salaires dans le gâteau national ne donne pas vraiment l'impression de s'être effondrée en 2003 et 2004, même si une très légère décrue a succédé à l'assez nette augmentation des années précédentes. On le voit aussi au premier graphique présenté par le Monde. Ce graphique est remarquablement difficile à lire (je recommande aux graphistes du Monde, ainsi d'ailleurs qu'à mes lecteurs, l'ouvrage fascinant d'Edward Tufte, The Visual Display of Quantitative Information). En le regardant bien, on discerne toutefois que la nette dégradation de la part des salaires dans la valeur ajoutée du début des années 1980 à 1995 environ, qui a fait couler beaucoup d'encre à l'époque, a laissé place à une stabilisation depuis. L'OFCE semble même prévoir un net redressement de la part des salaires jusqu'en 2010 (je ne sais pas ce qui est le plus admirable, de la capacité des analystes de l'OFCE à prévoir la part des salaires dans la valeur ajoutée dans cinq ans, ou de la capacité des journalistes à les croire...).
Dernier élément d'information apporté par cet article : les profits explosent. Ceci nous est illustré par un graphique spectaculaire qui montre que les résultats nets avant impôt des entreprises du CAC40 ont été multipliés par trois entre 1996 et 2003 (je laisse de côté l'année 2004, puisqu'une note nous signale que seuls les résultats de 35 des 40 entreprises sont connus---et je salue encore au passage la performance qui consiste à prévoir les résultats des cinq manquantes). Déduction inévitable : les capitalistes français s'engraissent sur le dos des salariés. C'est peut-être vrai ; je n'en sais rien. Mais le graphique néglige plusieurs problèmes, soit pour commencer :
- les entreprises du CAC40 ne représentent que la moitié de la capitalisation boursière
- la plupart des entreprises françaises ne sont pas côtées en Bourse.
Un article de Claude Picart dans le dernier numéro d'Economie et statistique cherche justement à évaluer la rentabilité des entreprises françaises. J'en ai extrait le dernier graphique. La courbe supérieure, légendée "REN", y représente la rentabilité nette des sociétés non financiéres en France. De toute évidence, on n'y repère pas d'explosion des profits entre 1996 et 2001. (La courbe inférieure donne la profitabilité, obtenue en déduisant de la rentabilité nette le taux d'intérêt réel. Comme on le voit, les capitaux engagés dans les entreprises françaises touchent une prime de risque assez modeste en moyenne). Notons aussi que
- la moitié environ des actions des entreprises françaises sont détenues par des étrangers
- les revenus des capitalistes français dépendent aussi des revenus des capitaux qu'ils ont placés dans des entreprises étrangères.
Ce graphique ne répond donc clairement pas à la question posée. Un tableau de l'INSEE permettait pourtant de calculer (au moins de manière approximative) la part des revenus du capital dans les revenus des ménages français, toujours en pourcent : 1997 |
1998 |
1999 |
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
24,7 |
24,7 |
24,3 |
24,2 |
24,0 |
24,1 |
24,7 |
La part des revenus du capital dans les revenus des ménages a donc effectivement augmenté en 2003, après avoir baissé de 1999 à 2002. L'année 2004 n'est pas encore disponible, mais il sera intéressant de voir si cette tendance se confirme.
Contrairement aux apparences, je n'éprouve guère de plaisir à reprendre les journalistes---et je risque de ne pas me faire que des amis dans ce milieu. Mais la qualité de l'information économique est un bien public, et chacun doit s'en soucier. Les auteures de l'article auraient pu prendre un peu plus de temps et s'adresser à des sources sérieuses (ou surfer un quart d'heure sur le Web, voir plus haut). Elles ont préféré s'adresser à un certain CEPAP ("Collectif Economiste pour l'Action Politique"). Je ne connais pas ces gens ; leur site Web est remarquablement elliptique et ne cite pas leurs noms. On peut supposer, à certains signes (le choix du terme "collectif", la critique des allégements de charges sur les bas salaires qui sont maintenant assez consensuels, la recherche de l'anonymat typique des minorités persécutées), qu'ils représentent la gauche de la gauche. Mais peu importe qu'ils soient de droite ou de gauche, il s'agit clairement de personnes qui ont un agenda politique. Il me semble qu'il y a des sources plus fiables. Comment un journal aussi important dans le paysage français peut-il se satisfaire de ce type de méthodes ?